Tunisie/ Cours particuliers : Un « chantage immoral » auquel parents et élèves finissent par céder

05-10-2022

A peine la rentrée scolaire entamée, certains parents se mettent en quête des professeurs qui pourront assurer des cours particuliers à leurs enfants tout au long de l’année. Un phénomène devenu au fil des années incontournable pour la réussite scolaire de leur progéniture.

Ainsi, « l’étude » comme on l’appelle communément en Tunisie, s’est imposée comme une sorte d’obligation, transformée parfois en chantage immoral, prenant en otage des parents, dont le pouvoir d’achat ne cesse de se détériorer.

Hanen est la maman de deux enfants inscrits l’un au collège et l’autre au lycée. Chaque année, c’est la même chose. Elle doit dès la rentrée identifier les professeurs de ses enfants afin de leur assurer une place dans les cours particuliers qu’ils dispensent. « La première fois que j’ai eu recours à l’étude c’était pour sauver ma fille. Une fois, elle a levé la main en cours pour que son professeur lui explique quelque chose qu’elle n’a pas compris, et ce dernier lui a répondu qu’elle devrait demander à ses parents de lui payer des cours particuliers, si elle voulait comprendre», nous explique-t-elle. Une situation qui pourrait paraître incroyable, mais qui en réalité est devenue monnaie courante en Tunisie.

L’Etat abandonne…les parent payent

Souvenez-vous, en 2021, le ministère de l’Education avait décidé de mener la chasse aux sorcières dans le domaine des cours particuliers, affirmant qu’ils étaient interdits en-dehors du cadre de l’école. Pourtant, en 2022, la pratique est toujours répandue au vu et au su de tous. Les professeurs continuent de dispenser les cours en toute impunité, menant parfois à des dérives, que nous développerons, un peu plus loin.

Nous avons sollicité l’avis sur cette question de M. Ridha Zahrouni, président de l’Association tunisienne des parents et des élèves.

Il explique dans un premier temps que, de nos jours, les cours particuliers sont devenus un mal nécessaire en Tunisie, au vu de la qualité de l’enseignement dispensé à l’école et des conditions dans les lesquels les enfants sont scolarisés. « Heureusement qu’il y a  des cours particuliers, sinon les résultats dans l’école publique seraient encore plus catastrophiques qu’ils ne le sont déjà », souligne-t-il.

« Aujourd’hui, le fait est que les cours particuliers sont devenus indispensables pour la réussite des enfants car la qualité de l’enseignent dispensé n’est pas assez suffisante pour réussir aux examens. Ainsi certains parents n’hésitent pas à avoir recours à des précepteurs dès les premières années du primaire», nous dit M. Zahrouni.

« Tout le monde s’accorde à dire que le programme, la méthodologie, les évaluations sont obsolètes, les classes surchargées. Ainsi, l’enseignant lui même souffre. Il faut rappeler que la principale raison de l’échec scolaire en Tunisie vient de l’incapacité des enfants à atteindre un niveau suffisant en lecture, écriture et compréhension et ce dans toutes les langues. C’est également une des  principales causes du décrochage scolaire», poursuit-il.

Ridha Zahrouni

En effet, ce sont toutes ces raisons qui poussent les parents, a avoir recours à l’étude afin d’améliorer le niveau de leurs enfants. Et dans la plupart des cas, cet effort financier important porte ses fruits. Cela a été le cas pour Myriam, qui vient de décrocher son baccalauréat et son pass pour des études supérieures. « En milieu d’année, j’avais 8 de moyenne en math et 7 en français. Mes parents ont donc décidé de me faire suivre des cours particuliers, et j’ai pu atteindre la moyenne de 11 dans les deux matières », nous dit-elle.

Toutefois cette situation ne doit pas cacher une réalité de discrimination morale. Les familles qui n’ont pas les moyens d’assurer des cours particuliers à leurs enfants vont voir leurs enfants échouer à la fin de leur cursus scolaire.

« Les familles aisées gèrent elles-même les cours particuliers de leurs enfants. Généralement les enseignants sont des amis ou des connaissances. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les enfants issus de familles précaires. D’ailleurs, l’exemple est flagrant quand on regarde la carte de réussite aux examens nationaux. On se rend compte que le centre de gravité se trouve dans la région de Sfax. Les Sfaxiens sont réputés pour donner une grande importance à la réussite scolaire de leurs enfants en fournissant des cours particuliers du primaire jusqu’au niveau baccalauréat », ajoute Ridha Zahrouni.

Force est de constater que la banalisation des cours particuliers a ôté à l’éducation en Tunisie sa notion, censée être suprême, de gratuité et d’égalité.

D’autres causes, attraits au système lui même ont poussé les parents vers cette voie. Un personnel enseignant vacataire sous-payé qui ne s’implique pas, des classes qui peuvent attendre les 45 élèves, des établissements loin du domicile. Tout cela ne peut qu’influer sur la qualité de l’enseignement, obligeant les parents à compenser.

Abus en tout genre, chantages… le côté obscur des cours particuliers

Ridha Zahrouni, condamne le côté immoral de l’étude. En effet, il existe bel et bien un côté obscur des cours particuliers. « Ils ont fait naître dans nos écoles une sorte de clientélisme, devenu presque une norme, que cela soit chez les enseignants ou chez les parents », nous dit le président de l’Association tunisienne des parents et des élèves.

« Il y a des risques encore plus graves. Nous avons déjà entendu parler de cas d’abus sexuels qui se sons passés pendant les cours particuliers, qui sont souvent dispensés dans des garages, à l’abri des regards. Des drames sont déjà arrivés mais ils ont été cachés pour une question d’image dans la société », poursuit-il.

Ainsi, faute de pouvoir endiguer la dispense de cours privés, ne serait-il pas le moment pour l’Etat d’admettre l’existence de ces activités et de leur donner un cadre légal et juridique ?

Pour Zahrouni, il faut d’abord réformer le système éducatif afin que l’école puisse redevenir gratuite dans le vrai sens du terme, qu’elle garantisse l’égalité sociale dans le vrai sens du terme et qu’elle devienne un ascenseur social, quelque soit la condition économique et sociale de l’enfant.

« Le système éducatif tunisien sera efficace quand les cours particuliers ne seront plus une condition de réussite mais un levier d’excellence », conclut Zahrouni.

Wissal Ayadi