Tunisie / Eau : Les experts s’alarment, le rationnement risque de devenir inévitable !

22-03-2021

Et si la Tunisie mourait lentement de soif ? Une réalité qui touche le pays depuis plusieurs années, dans le silence le plus total, à la fois de la part des autorités mais aussi d’une population non sensibilisée à une question qui risque d’avoir des conséquences désastreuses sur les générations futures…

L’eau se fait de plus en plus rare en Tunisie. Certains experts parlent même d’une situation alarmante qui pourrait mener au rationnement de l’eau… Cette eau, principal élément de la vie sur terre.

Les nappes phréatiques ne cessent de s’assécher. Les changements climatiques qui ont entrainé un déficit pluviométrique important sont une des principales causes de ce problème…Mais pas seulement.

Code des eaux désuet, forages illicites, cultures inadaptées…certaines régions de la Tunisie risquent de sécher complètement dans les années à venir si rien est fait. A l’occasion de la journée mondiale de l’eau, ce lundi 22 mars, nous avons tenté d’analyser les enjeux de l’eau en Tunisie.

La Tunisie vit à crédit

En matière de gestion des ressources hydriques, la Tunisie a longtemps été un modèle qui a permis l’approvisionnement en eau de 94% de la population et le développement agricole du pays. Si cette gestion a fonctionné un temps, aujourd’hui la poussée démographique a montré ses limites.

Depuis 20 ans, la demande en eau a dépassé l’offre, mettant la Tunisie dans ce qu’on appelle un « stress hydrique ». C’est à dire que le pays consomme plus qu’il ne dispose.

D’après les chiffres du ministère de l’Agriculture, de la Pêche et des Ressources Hydrauliques, l’allocation annuelle est actuellement autour de 450m3 par habitant et par an, soit très en deçà du seuil de pauvreté (1000m3/hab/an). Une situation qui risque de s’aggraver puisque les prévisions annoncent une allocation de 350m3/hab/an à l’horizon 2030.

Il paraît donc évident que la Tunisie doit mettre en œuvre, en toute urgence, une nouvelle politique de l’eau. Les Tunisiens doivent eux aussi y participer en prenant conscience de sa rareté.

Les causes du stress hydrique

Les nappes souterraines de la Tunisie subissent depuis longtemps une surexploitation due à un pompage excessif de l’eau, souvent supérieur aux besoins des cultures existantes. Ici, ce sont les puits dits illicites qui sont en cause car ils entrainent un rabattement du niveau des nappes.

Pour en savoir plus sur cette situation préoccupante, nous avons rencontré Mr Manfred Matz, chef du projet A-RESET (Projet d’appui aux réformes du secteur de l’Eau et de préservation des ressources naturelles en Tunisie) à l’Agence allemande de coopération internationale (GIZ), partenaire du ministère pour le refonte du système hydrique.

« La Tunisie compte environ 20.000 puits illicites. Une accélération apparue notamment après la révolution a cause du manque de contrôle », nous dit-il.

Les impacts de cette surexploitation des eaux souterraines sont nombreux et surtout irréversibles:

  • Baisse des niveaux (rabattement qui peut atteindre 2 mètres par an dans certaines régions)
  • Réduction de la décharge des nappes au profit des sources et des cours d’eau.
  • Détérioration de la qualité des eaux souterraines entraînant une salinisation de l’eau.

« Il faut que les agriculteurs prennent conscience qu’ils sont en train de mettre l’avenir de leurs propres enfants en danger », déplore M. Matz. Ayant réalisé plusieurs visites de terrain, afin de rencontrer les acteurs du secteur agricole, il explique qu’ils sont conscients de cette situation difficile mais affirment « ne pas avoir le choix ».

Les zones les plus touchées par ce phénomène sont Nabeul, Zaghouan, Mahdia et Kébili. « A certains endroits la surexploitation atteint les 130% », souligne Mr Matz.

Pour exemple, l’exploitation illicite des nappes  profondes de Kébili est passée de 211,86 Mm³ (7872 forages illicites) en 2017 à 322,87 Mm³ (8830 forages illicites) en 2018.

L’urgence serait donc de mettre en place une cartographie des ressources hydrauliques afin de maîtriser les forages. Il s’agit là d’identifier les zones d’interdiction et les zones de sauvegarde.

A noter que le secteur agricole utilise 80% des ressources en eau du pays.

Autre problème, celui des barrages. La Tunisie compte 37 barrages et 6 en cours de création.

D’après les données de l’Observatoire national de l’Agriculture, Onagri,  au 09 février 2021, le stock total des barrages a régressé de 6,5% pour atteindre 1202 millions de m3, contre 1461,2 millions de m3 au cours de la même période en 2020.

Une situation est causée par le déficit pluviométrique, mais pas seulement. En effet, l’estimation des pertes de capacité des barrages à cause de leur envasement  est estimé à 585 m³, ce qui représente une perte de 20% de leur capacité initiale.

« Certains sont en danger, comme celui de Sidi Salem ». Selon l’expert, ce dernier a accumulé 8 millions de m3 de sédiments, ce qui constitue autant de perte.

« Il faut que l’Etat agisse sur l’entretien des barrages en les protègent avec plus de végétation et la réalisation de travaux de terrassement », souligne Mr Matz.

Ajouter à cela, le récent scandale dont a fait l’objet ce même barrage qui approvisionne la capitale Tunis, le nord-est, la région du Sahel et Sfax en eau potable. En effet, il y a quelques semaines, Badreddine Gammoudi, député, chef de la commission de lutte contre la corruption, s’est rendu sur place. Il avait constaté, a-t-il relaté, que la station d’assainissement de l’ONAS de Béja déverse ses eaux usées et polluées dans le barrage et ce sans que ces eaux ne soient traitées selon les normes sanitaires.

Le député avait relevé des cadavres d’animaux, des saletés, des déchets, des eaux usées infectes, etc. dans ce barrage, photos à l’appui.

De son côté, la SONEDE a indiqué que les eaux distribuées sont contrôlées et ne représentaient aucun danger.

L’urgence d’une réforme

Le secteur de l’eau en Tunisie est régi par le Code des Eaux qui existe depuis 1975 et qui n’a jamais été mis à jour… « Le code nécessite d’être repris pour tenir compte des défis actuels du secteur, notamment la préservation des ressources, l’équité de leur répartition, la nécessité d’une participation effective des usagers et également la gestion des phénomènes climatiques extrêmes», nous dit Manfred Matz.

Il s’agit d’une des composantes du projet A-RESET, réalisé grâce à un partenariat entre le ministère de l’Agriculture et la GIZ. Ainsi, parmi les nouveautés inscrites au Code des Eaux, il y a la création d’une Instance nationale de régulation, indépendante  du ministère. Dans la question de l’eau en Tunisie, le département de tutelle est à la fois juge et partie : il doit gérer l’eau, qui est à 80% (mal) utilisée par le secteur agricole.

Un autre chapitre préconise la création de l’agence nationale de protection du DPH (Domaine Publique Hydrolique). La mission principale de l’ANPDPH serait dès lors d’assurer la protection et la conservation du DPH, en coordination avec les différents intervenants en vue de garantir sa pérennité. Cette agence doit :

  • Assurer un inventaire des ressources en surface et en eaux souterraines de la Tunisie
  • Élaborer une étude et un suivi des dossiers relatifs à l’exploitation de l’eau par le domaine public afin d’attribuer des autorisations.
  • Entreprendre des réseaux de surveillance, mesurer la quantité de pluie et travailler à l’entretien de divers équipements pour les stations de mesure de surface et souterraines
  • Suivi des données sur l’eau, mise à jour de la base d’informations et mise au point de systèmes d’information avancés pour la gestion des ressources en eau tunisiennes
  • Suivi des prélèvements de surface et d’eaux souterraines et s’assurer que les compteurs sont installés aux points d’eau.
  • Contrôler le domaine public de l’eau
  • Collecter toutes les informations sur l’exploitation de l’eau par le domaine public

A noter que le projet du nouveau Code des Eaux a été approuvé par le gouvernement en 2019 et est actuellement soumis à l’Assemblée des Représentants du Peuple pour adoption.

Le programme A-RESET a entamé quelques projets dans les régions dites à risque qui sont Kebili, Nabeul, Zaghouan et Mahdia. « Nous allons notamment mettre en place un plan de gestion et mener une campagne de fermeture des forages illicites », souligne Mr Matz.

Autre solution préconisée celle de l’adaptation des cultures en fonction des régions, passant par l’élaboration d’une carte agricole. « Il n’est pas normal que l’on fasse pousser des pastèques et des melons à Kebili par exemple ». En effet, cette zone est menacée par la désertification en raison de l’assèchement des nappes. « Il serait plus raisonnable d’y faire pousser des oliviers ou des pistachiers, moins gourmands en eau », ajoute-t-il.

Afin d’inciter les agriculteurs a adapter leur production, l’Etat peut s’appuyer sur le levier des subventions. « D’où l’importance de travailler sur une approche plutôt sociale que répressive pour éviter tout trouble ».

Par ailleurs, le manque de contrôle de la part de l’Etat met à mal la SONEDE, déjà en difficulté. En effet, le taux de recouvrement concernant les redevances sur les ressources naturelles est dérisoire, car la plupart des agriculteurs ne s’en acquittent pas.

D’autres campagnes de sensibilisation verront le jour, dans le cadre du programme A-RESET, dans les écoles, ainsi qu’un partenariat avec l’UTAP afin de conscientiser les agriculteurs au sujet de la problématique de l’eau.

Wissal Ayadi