L’alarmisme de l’Union européenne sur la situation en Tunisie : Décryptage d’un politologue

Après le report de l’accord avec le FMI en décembre, la suspension des discussions avec la Banque Mondiale au début du mois de mars, c’est au tour de l’Union Européenne d’exprimer ses inquiétudes vis-à-vis de la Tunisie, face à une situation qu’elle juge dangereuse.
« La situation est très très dangereuse », tels sont les mots exacts employés par Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, le 20 mars dernier à l’issue d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE à Bruxelles.
Les ministres ont demandé à la Belgique et au Portugal d’envoyer des représentants en mission en Tunisie afin de mener « une évaluation de la situation pour permettre à l’UE d’orienter ses mesures »
De leur coté, les autorités tunisiennes préfèrent relativiser, évoquent des propos « disproportionnés » et comptant sur « la résilience du peuple tunisien »…
Afin de comprendre la position de Bruxelles et la réponse de la Tunisie, GnetNews s’est entretenu avec Hamza Meddeb, politologue et spécialiste des relations entre la Tunisie et les institutions financières internationales.

L’activisme italien
Dans les prochaines semaines, nous allons demander des réponses immédiates, au niveau européen, pour appuyer les pays de l’Afrique du Nord, en prime la Tunisie, qui traverse une crise économique et institutionnelle ». Ce sont les mots prononcés par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, le 15 mars dernier. En effet, Hamza Meddeb, indique a cet égard que depuis plusieurs semaines, un certain activisme italien a pu être observé vis-à-vis de la Tunisie. « Les Italiens avaient établi un lien important avec la Tunisie en affirmant que l’UE devait aider la Tunisie, afin d’éviter l’effondrement face au risque d’explosion migratoire », nous dit-il.
Pour autant aucune opinion publique européenne n’avait encore adhéré pleinement à la thèse italienne selon laquelle la Tunisie est au bord de l’effondrement avec le risque d’une véritable explosion de l’immigration illégale, mettant de côté, les questions des droits de l’homme.
La décision prise le 16 mars par le Parlement européen portant sur une résolution condamnant « les pressions sur l’appareil judiciaire, les atteintes à la liberté d’expression, de la liberté d’expression et d’association en Tunisie », s’est posée comme un signe fort, mais qui ne répondait pas vraiment aux doléances italiennes sur la question migratoire.
« Cette résolution qui a été votée massivement par 496 voix sur 537 montre le niveau de l’état de l’opinion à Bruxelles. Elle permet de mettre en avant le niveau d’inquiétude des autorités européennes vis-à-vis de la Tunisie ».
La main tendue de Borrell à la Tunisie
Quand la réunion des ministres des Affaires étrangères européens le 20 mars a eu lieu, Bruxelles était déjà très préoccupée de l’Etat économique, financier, migratoire mais aussi des atteintes au droits de l’homme et aux libertés politiques.
Du côté Tunisien il n’y avait rien qui pouvait rassurer et faire baisser ce niveau d’alarmisme. Or, la période est très importante pour la Tunisie, puisque nous sommes à la veille des rencontres du printemps qui vont avoir lieu le mois prochain avec le FMI et que sauver la Tunisie passe par l’engagement sérieux et fort de la part du président Kaïs Saïed pour un accord avec le fonds.
« Aujourd’hui nous sommes plutôt face à un scepticisme ou une ambiguïté de la part de Kaïs Saïed sur le désir ou la volonté de la Tunisie de s’engager dans un accord avec le FMI. Le niveau d’inquiétude et d’incertitude et l’absence d’engagement du côté tunisien pour réellement montrer que le pouvoir se saisit de cette urgence socio-économique et financière ont conduit Josep Borrell a tenir un discours alarmiste », souligne Meddeb.
A cet égard, le chef de la diplomatie européenne s’est adressé expressément au président Saïed afin qu’il s’engage à soutenir un accord FMI de manière urgente.
D’après Hamza Meddeb, à travers ce discours, Josep Borrel a voulu montrer que la Tunisie est dans une véritable situation d’urgence. « L’Union Européenne tend la main de la dernière chance au risque de voir la Tunisie s’effondrer financièrement parlant ».
A l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE à Bruxelles le 20 mars, les ministres ont demandé à la Belgique et au Portugal d’envoyer des représentants en mission en Tunisie afin de mener « une évaluation de la situation pour permettre à l’UE d’orienter ses mesures ».
Pour Hamza Meddeb il s’agit là encore d’un signe de la situation d’urgence dans laquelle la Tunisie se trouve. « Le niveau de la délégation est très important car il y aurait vraisemblablement le commissaire européen aux affaires économiques, Paolo Gentiloni, ainsi que les ministres des affaires étrangères Belge et Portugais, le tout dans un délai très court d’une semaine, joignant ainsi l’acte à l’urgence ».
Bruxelles s’inquiète, Tunis relativise
Après le discours de Josep Borrell, la réaction Tunisienne ne s’est pas faite attendre… En effet, dès le lendemain, le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué évoquant des propos « disproportionnés » et invoquant « la résilience bien établie du peuple tunisien ». Or il est difficile d’être résilient quand on risque l’effondrement financier.
« La situation risque de sortir de tout contrôle… Borrell a évoqué 6 mois avant le risque d’effondrement, c’est à dire du défaut de paiement, avec ce que cela implique en termes de dévaluation du dinar, d’inflation et d’explosion de la pauvreté » nous dit Meddeb.
Le défaut de paiement voudrait dire un énième choc pour la Tunisie, (après la pandémie de covid-19, la guerre en Ukraine…), qu’il sera difficile de s’en relever.
Les autorités relativisent, mais en réalité cette posture reflète une sorte de déni de la réalité économique et financière du pays. « S’agit-il d’une posture idéologique qui consiste à appuyer la position hostile de Kaïs Saïed vis-à-vis des institutions financières internationales et de son refus de mettre en place une politique d’austérité qui serait imposée par les termes de l’accord avec le FMI? Ou alors est-ce une stratégie de négociation pragmatique et opportuniste qui consiste à expliquer qu’un accord avec le fonds ne sera pas seulement rendre service à la Tunisie, mais également de traiter les intérêts de l’Europe en ce qui concerne le risque d’une explosion de la migration? », s’interroge Hamza Meddeb.
Le risque d’un non accord avec le FMI
Josep Borrell a été clair affirmant en substance que « l’Union européenne ne peut pas aider un pays incapable de signer un accord avec le Fonds Monétaire International », avant d’ajouter « le président Kais Saied doit signer avec le FMI et mettre en oeuvre l’accord, sinon la situation sera très grave pour la Tunisie ».
Sur cette question, Hamza Meddeb met en avant trois éléments à prendre en considération en cas de non accord avec le fonds monétaire international.
D’abord, la Tunisie risquerait un défaut de paiement en 2024. En effet, l’échéancier du remboursement de la dette est chargé notamment fin 2023 et 2024. « Quand bien même la Tunisie pourrait rembourser en utilisant ses réserves en devises, en 2023, elle risque le défaut de paiement », prévient le politologue.
Par ailleurs, si la Tunisie ne valide pas l’accord technique du 15 octobre 2022 dans les prochaines semaines à l’occasion des rencontres du printemps, l’accord technique deviendrait intenable car les fondements macro-économiques sur lesquels sont basés cet accord deviendront obsolètes et obligeraient les autorités Tunisiennes à revoir toutes les variables.
En outre, sans un accord avec le FMI, l’Union Européenne sait que la Tunisie risque une nouvelle dégradation de sa note auprès des agences de notation. Pour rappel, Fitch&Ratings avait déjà publié il y a quelques semaines une note concernant l’urgence d’un accord avec l’institution de Bretton Woods. Si la Tunisie vient à être déclassée, elle entrerait dans la case des pays à très haut risque de défaut et certains financements européens ne pourront plus être débloqués. « Il existe des règles prudentielles qui indiquent que l’UE ne peut pas engager l’argent du contribuable européen vis-à-vis de pays qui sont classés dans un niveau de risque élevé », relève Hamza Meddeb.
En attendant les rencontres du printemps avec le FMI en avril prochain, la Tunisie devra faire preuve de plus de clarté quant à sa volonté de conclure un accord avec le fonds et éviter le risque d’effondrement car certes « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », mais l’heure des choix difficiles semble sonner, à en croire, du moins, les partenaires européens.
Wissal Ayadi