Tunisie/ Violences faites aux femmes : Quatre expertes analysent un fléau qui prend de l’ampleur

La violence à l’encontre des femmes est un réel fléau en recrudescence en Tunisie. Féminicides, viols, insultes, coups et violences économiques sont perpétuées quotidiennement sur les femmes, au sein du couple, de la famille, au travail ou encore dans l’espace public…Conséquence, la multiplication des crimes conjugaux et, des vies humaines sont mises en péril à cause de ce fléau, s’y ajoute le sentiment d’insécurité qui s’installe dans notre société.
Les chiffres dévoilés par des études élaborées par le CREDIF en sont les meilleures preuves. En moyenne, 40 appels à l’aide sont réceptionnés quotidiennement sur le numéro vert 1899, consacré aux victimes de violences. En 2020, près de 40 000 femmes ont dénoncé des violences conjugales, durant l’année 2020, a rapporté le ministère de la femme, de l’enfance et des séniors. Entre 2011 et 2015, une personne sur deux parmi 3873 femmes de toutes les régions du pays, a confirmé avoir été agressée au moins une fois dans sa vie, dans l’espace public. 89% de ces dernières, ont subi du harcèlement, chantage, intimidation ou insultes dans l’espace virtuel.
Pourtant, tout le long de l’année, des campagnes de sensibilisation sont menées par l’Etat, la société civile, les médias, les canaux digitaux pour contrer ce phénomène. Outre, l’adoption de la loi 58, qui est parmi les plus avant-gardistes dans le monde, en ce qui concerne la protection des femmes de toutes formes de violence. Malgré cela, aucun moyen de prévention ne semble efficient…
Quelles sont les causes derrière le surgissement de ces actes ? Quelles sont les personnes les plus sujettes aux violences ? Il y-a-t-il un profil type de ces bourreaux ? Comment les institutions doivent-elles intervenir pour stopper cette hémorragie ? Des experts nous répondent.
Une crise de valeurs
D’après la militante tunisienne Hafidha Chekir, professeure en droit public et vice-présidente de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme-Tunisie (FIDH), les idéologies obscurantistes apparues dans le pays depuis 2011, ont su impacter la mentalité des Tunisiens, tout le long de cette décennie. « C’est l’Etat de droit qui est menacé par le surgissement des violences à l’encontre des femmes », a-t-elle martelé.
Dans un entretien accordé à Gnetnews, elle a indiqué que les femmes ont été les premières cibles visées par des projets de loi régressifs qui remettent en cause leurs places dans la société, et dans l’imaginaire des citoyens, et cela depuis la révolution.
« Au lieu d’instaurer une société fondée sur l’égalité entre les sexes, certains prônent la discrimination, et la dominance masculine, qui légitiment la violence. Après la complémentarité Homme/femme proposée par le parti islamique, il y a eu des députés qui ont appelé à la légalisation du mariage coutumier, contournant ainsi le CSP, un des acquis de la femme tunisienne. Les mouvements radicaux ont quant à eux, appelés à l’instauration de l’Etat islamique, qui ne reconnait ni les droits humains ni les droits des femmes en particulier. S’y ajoute l’affaiblissement et le laxisme de l’Etat, ayant renforcé l’impact de ces idéologies régressives sur la population… ».
Cependant, l’application de la loi serait le meilleur moyen de lutter contre toutes ces formes de résistance à l’instauration de l’égalité homme/femme.
Hafidha Chekir a rappelé dans ce sens, que malgré l’adoption de la loi 58, elle demeure contestée par les juges, les procureurs, les agents des unités spéciales chargées des violences à l’égard des femmes aux postes de police, qui considèrent que la législation porte atteinte à l’unité de la famille. « Car suivant cette loi, le code pénal interdit désormais le désistement des poursuites à l’encontre du conjoint. Grace à cette loi aussi, il n’y a plus de détournement légal des mineurs, car le violeur ne pourra plus épouser sa victime pour éviter la prison… ».
D’après la professeure en droit public, une stratégie nationale de lutte contre la violence basée sur la prévention, doit être mise en place et appliquée d’une manière drastique.
« La prévention se fait en propageant la culture de l’égalité et de la démocratie au sein de la famille. Elle doit cibler également la protection, grâce à l’éducation et la sensibilisation, pour aider les victimes à se protéger notamment contre les violences sexuelles. Sans oublier, le renforcement de la pénalisation des violences, et les moyens de prise en charge des victimes par l’Etat ».
Le cercle vicieux de la violence
La plupart des gens se demandent toujours pourquoi les femmes violentées ne quittent pas leurs bourreaux pour une vie meilleure. Nous avons posé cette question à Dr. Anissa Bouasker, psychotraumatologue, spécialisée dans la prise en charge psychologique des victimes de catastrophes. « La libération de cette relation toxique ne relève pas toujours de l’évidence », nous répond-t-elle.
Dans un entretien accordé à Gnetnews, elle a expliqué que le départ des victimes des violences doit être préparé à l’avance. Quitter le domicile de son bourreau ne serait pas une chose facile, tant qu’elle n’a pas un logement sécurisée, de l’argent pour réaliser un certificat médical initial (CMI), et un soutien juridique pour l’orienter.
Les victimes ont du mal à quitter le domicile pour plusieurs autres raisons, à cause de la dépendance économique ou de peur de se séparer de leurs enfants, par crainte des jugements de la société par rapport au statut de la femme divorcée. En plus de l’absence de soutien de la famille, qui responsabilise la victime par ses choix et qui refuse le retour de leurs filles divorcées.
« Plusieurs femmes battues se dirigent vers un médecin généraliste pour effectuer un certificat médical initial afin de pouvoir déposer une plainte, mais ce dernier leur déconseille d’aller dans un centre d’hébergement des victimes », dénonce la psychiatre.
D’après les résultats une enquête réalisée par Dr.Anissa Bouasker, il existe des médecins qui évitent de soutenir ces femmes, pour ne pas menacer l’unicité de la famille. « Ils disent que ces centres d’hébergement sont mal fréquentés, qui encouragent les femmes à adopter des comportements qui se contredisent avec les mœurs, comme fumer et quitter son conjoint…
D’après Dr. Anissa Bouasker, les femmes qui subissent des agressions proviennent de toutes les catégories sociales, et peu importe leur niveau intellectuel. « Elles répondent souvent qu’elles ont reçu des coups, car elles ont désobéi aux instructions du conjoint. Cette réponse renvoie à la relation du dominant dominé », nous confie-t-elle.
En revanche, les femmes ayant grandi dans un environnement violent, sont conditionnées à accepter ces comportements hostiles de la part d’un homme. Elles sont incapables d’identifier une relation violente.
Pour le profil de l’homme violent, Dr. Anissa Bouasker a indiqué que leurs personnalités ont des attraits communs. Ils sont autoritaires, essaient d’avoir une emprise sur la femme, et ont tendance à l’isoler de son entourage. Ces hommes ont besoin de tout contrôler, ils sont très jaloux, et utilisent souvent des mots rabaissant et des remarques désobligeantes pour briser la confiance en soi de la victime. Ces agressions débutent généralement avec la grossesse, précise-t-elle.
Un problème d’empathie cognitive
D’après la neuropsychologue, Pr.Soumaya Belhaj, les études ont montré que les agresseurs ont aussi une défaillance au niveau du sentiment de l’empathie. D’ailleurs, ces hommes violents souffriraient de l’un de ces deux défauts : un problème d’autocontrôle, qui mène à des « violences impulsives », ou d’un déficit d’empathie affective et cognitive, qui installe une « violence prédatrice ».
Ces agresseurs sont incapables de s’identifier à autrui et à ce qu’il ressent. Ils sont dans l’incapacité d’appréhender l’impact de la douleur psychologique de l’humiliation, des insultes et des coups infligés. Suite à ces actes, ces profils banalisent généralement l’agression, cherchent des prétextes et accusent souvent la victime de les avoir provoqué…
Dans son intervention dans un atelier intitulé « Une approche critique pour traiter le phénomène de la violence à l’encontre des femmes » organisé par le ministère de la femme, Pr.Soumaya Belhaj a expliqué que les violences venant des hommes incapables de s’auto-contrôler, créent un sentiment d’insécurité.
« La nature imprévisible des attaques, plonge les femmes dans un état de confusion, puisque les agressions seront cycliques. Elles choisiront dans ce cas de ne pas déstabiliser leur famille en quittant leurs bourreaux, puisque les agressions sont ponctuées de moments plus calmes ».
La deuxième catégorie d’hommes violents, concerne les personnes ayant vécu dans un environnement qui ne favorise pas l’empathie, notamment durant l’âge de l’adolescence. « Marqués par l’indifférence de leur entourage par rapport à leur vécu, ces personnes une fois adultes, n’éprouveront pas d’empathie envers les autres, notamment envers leur campagne…Ils ne remarqueront pas l’état psychologique dans laquelle la victime a été mise. Les auteurs de ces violences sont diagnostiqués par un chevauchement de la psychopathie et de la violence prédatrice ».
Un rapport de dominance homme/femme non reconnu
D’après la sociologue, professeure émérite à l’Université des sciences humaines et sociales de Tunis, Pr. Dorra Mahfoudh, les études réalisées à travers le monde au sujet des violences, n’y apportent pas des explications sociales, car elles ne prennent pas en compte l’implication de l’Etat, des lois et des institutions, dont dépend l’usage de la violence. Ceci limite les femmes et les soumet à la dépendance des hommes ».
En revanche, la violence a été toujours traitée comme un problème de santé publique. « Il y a eu une médicalisation d’un problème qui est social. Cette médicalisation porte sur la victime, sa fragilité, sa faiblesse, que sur l’agresseur qui est lui-même psychotique. Stratégiquement du point de vue des résistances sociales, c’est plus facile de faire accepter la violence comme problème de santé mentale, que comme une forme de rapports de dominance homme/femme. Pourtant, ¾ des cas d’agressions, sont perpétrés par un proche. Un constat qui confirme que c’est un rapport de domination, d’une emprise, et d’exercice de pouvoir.
Intervenue aussi dans l’atelier intitulé « Une approche critique pour traiter le phénomène de la violence à l’encontre des femmes » organisé par le ministère de la femme, elle a souligné que le fait de se centrer sur l’impact et les dangers sur l’environnement familial, les femmes et les enfants occultent la question de la dominance.
« L’objectif devient l’unité et la cohésion familiale. C’est une manière aussi de normaliser la violence, à travers la médiation familiale, les tentatives pour remettre les couples par des négociations, mettant ainsi les femmes dans une situation d’inégalité.
Emna Bhira