Tunisie/ Le secteur laitier en crise : il faudrait subventionner l’éleveur tunisien, plutôt que le producteur belge ou italien !

06-09-2022

Après la farine, le sucre ou encore l’eau minérale, c’est bientôt le lait qui se fera rare dans les rayons des supermarchés tunisiens. Les premiers effets d’un manque potentiel se font déja ressentir puisque le beurre est de plus en plus dur à trouver.

Le secteur laitier vit une crise chronique et structurelle depuis de nombreuses années. La raison principale demeure dans les faibles revenus que touchent les éleveurs qui les poussent à vendre leur cheptel. Ainsi, le stock régulateur de lait fond comme neige au soleil faisant planer le risque de pénurie.

Quelques chiffres

La filière laitière tunisienne a été créée au milieu des années 80. Elle est constituée de trois maillons qui sont les agriculteurs (112.000), dont la majorité écrasante sont des petits éleveurs ( 5 bêtes), 11 centres de collecte ayant une capacité de 3 millions de litres et 45 unités industrielles de transformation du lait. Un développement qui a permis à la Tunisie d’atteindre l’autosuffisance depuis l’année 2000.

Si juillet et août 2021, le stock régulateur de lait était de 50 millions de litres, un an plus tard cette capacité est passée à 25 millions de litres, soit la moitié, faisant planer un fort risque de pénurie si la stratégie de l’Etat dans ce secteur n’est pas revue.

Pour ce qui est du beurre, là aussi, les stocks fondent. La Tunisie disposait d’un stock de beurre l’année dernière à la même période de 1000 tonnes, aujourd’hui ce dernier est de 100 tonnes. et pour cause, le prix du beurre à l’échelle internationale a augmenté pour atteindre les 8 euros. Donc les industriels tunisiens qui agissent dans les secteurs de la biscuiterie ou de la chocolaterie par exemple, se sont rabattus sur la production nationale.

Les aliments pour bétail en hausse

Le secteur du lait en Tunisie a été construit sur la base d’une race de vache laitière appelée Holstein, facilement reconnaissable avec sa couleur noire et blanche. Très productives, elles ont la capacité de fournir environ 8000 à 10.000 kilos de lait par an et par tête.

Pourtant, chaque année le nombre de bêtes présentes en Tunisie ne cesse de baisser faisant inexorablement diminuer les stocks laitiers.

D’après Karim Daoud, éleveur laitier et membre du bureau exécutif du syndicat des agriculteurs de Tunisie (SYNAGRI), le problème majeur auquel font face les exploitants aujourd’hui réside dans la nourriture. « En Tunisie, on a amené des animaux, on a crée des centre de collectes, on a fait des industries laitières mais on a oublié ce que mangeaient les vaches. Ainsi il ne faut pas s’étonner de l’augmentation des coûts de production car l’alimentation représente 70% du coût de production d’un litre de lait ou d’un kilo de viande », explique-t-il.

En effet, en Tunisie, les vaches laitières sont principalement alimentée par le biais d’aliments dits concentrés (soja et maïs essentiellement). Une nourriture qui, faute d’être produite sur le territoire national, est importée d’Europe pour la plupart et donc à prix fort et en devise.

« A titre de comparaison, en Europe, pour une vache qui donne 40 litres de lait par jour, les 20 premiers litres sont produits à partir de l’herbe qu’ils ont à disposition sous leurs pieds. Et les 20 litres suivants sont faits à partir d’aliments concentrés. En Tunisie, le premier litre de lait est produit avec des aliments concentrés que nous importons. Donc quand il y a des explosions de prix sur les cours internationaux, les coûts de productions explosent aussi. C’est pour cela qu’une partie de la solution demeure dans la création de la filière aliments du bétail », souligne Karim Daoud.

Ainsi, la crise du Covid-19 et surtout la guerre entre la Russie et l’Ukraine ont fait littéralement exploser les cours mondiaux du maïs et du soja. La principale victime de cette hausse vertigineuse est bien sur l’éleveur qui voit ses coûts de production s’envoler.

« Ce qui était valable dans les années 70 ne l’est plus aujourd’hui car on trouvait encore des aliments bon marché. Cette ère est révolue, surtout avec les différentes crises qui sont passées. L’éleveur tunisien perd, de manière chronique, et depuis des années, de l’argent parce que l’Etat mène une politique sociale qui consiste à apporter aux consommateurs l’aliment le moins cher possible en oubliant que celui-ci ce ne peut être produit que si les éleveurs gagnent  aussi leur vie », déplore le syndicaliste.

Les éleveurs au bord de l’implosion

Les prix du lait à la production et à la consommation sont encadrés par l’Etat. Tous les ans, ces prix sont révisés en fonction de l’inflation notamment. Mais depuis trois ans en Tunisie, aucune révision des prix n’a été faite. « Cette année, l’éleveur tunisien perd 600 millimes par litre de lait. Quelle est l’entreprise économique dans le monde qui continue à travailler en perdant de l’argent ? », s’interroge Daoud.

Au vu de cette situation, de plus en plus d’éleveurs décident de quitter leur exploitation et de vendre leurs cheptels aux boucheries ou à l’Algérie par le biais de la contrebande. Ainsi, la crise laitière est due essentiellement à la chute de la production car les éleveurs ne suivent plus. « C’est une structure fragile, car dès qu’il y a sécheresse ou augmentation de prix, on chute et on vend. Cela fait des années  que nous avons tiré la sonnette d’alarme. Je suis un gros éleveur et pour la première fois de ma vie, cette année, j’ai vendu un nombre important de vaches afin de diminuer mon cheptel parce que j’ai besoin d’argent », poursuit-il.

C’est un véritable cri d’alerte que Karim Daoud lance aux autorités. Selon lui, la survie de secteur dépend de la volonté de l’Etat à réviser ses prix d’achat auprès des agriculteurs. « Il faut donner à l’éleveur la réalité de son cout de production révisable régulièrement avec son bénéfice pour qu’il puisse gagner sa vie et investir. Quand il y a une augmentation du prix du pétrole dans le monde, on le paye à la pompe… Cela devrait être la même chose pour les éleveurs. Aujourd’hui le prix de revient d’un litre de lait coute 1,6DT de revenu et on ne lui donne que entre 1,2DT  et 1,4DT », nous dit-il.

D’après Daoud, c’est à l’Etat de jouer sont rôle auprès du consommateur en le subventionnant. Ce n’est pas à l’éleveur de subventionner le consommateur.

« Si on continue à vendre et à détruire le cheptel national, il va falloir un jour le réimporter pour des milliards de dinars alors que nous avons construit la filière sur des millions de dinars », conclut-il.

Importer ou rémunérer l’éleveur ?

Avec cette crise, l’horizon semble s’assombrir à la fois pour le secteur et pour le consommateur. Produit essentiel du quotidien des Tunisiens, le lait est sous la menace d’une pénurie… En cas de manque, seule la solution de l’importation s’impose, mais à quel prix ?

Ali Klebi, membre de la chambre syndicale des industriels du lait explique qu’il est chaque année de plus en plus dur de négocier avec les autorités. « On nous rabâche toujours le pouvoir d’achat et la protection du consommateur. Mais si on tue le producteur, il n’y aura plus de consommateur », nous dit-il amèrement. 

« La dernière augmentation pour l’éleveur remonte à avril 2020. Depuis le mois de mars nous essayons de réviser les prix à la production, mais nous faisons face à une grande réticence », poursuit-il. Klebi dénonce à cet égard, l’inertie administrative, la peur et le manque de courage politique qui font qu’aujourd’hui la filière soit sérieusement menacée.

« Nous sommes au bord de l’implosion. Si l’Etat n’augmente pas les prix à la production au cours du mois de septembre, nous allons faire face à une menace sérieuse d’importer du lait de l’étranger qui va nous arriver ici à 3,5DT le litre en devises. Nous demandons une révision du prix à la production de 400 millimes pour l’éleveur. Le prix minium garanti est de 1DT140, nous voulons atteindre les 1,5DT sachant que le prix de revient est de maximum 1,6DT », explique Klebi.

La régression au niveau de la réception du lait se situe, en fonction des régions et des usines, entre 20 et 30%. Ainsi, dès le mois de septembre,  et de manière logique le lait va commencer à se faire rare. Le marché est demandeur de 2 millions de litres alors que les usines ne peuvent pas produire plus de 1 million de litres par jour.

« D’ici le mois de novembre ou décembre, les 25 millions de litres qui constituent le stock vont  s’évaporer. Il y a donc un risque d’importer du lait à partir du mois de janvier. On parle de lait à un euro du à une forte inflation en Europe. On le paiera deux fois son prix actuel, et qui plus est, en devise. Alors ne vaudrait-il mieux pas payer 400 millimes l’éleveur au lieu de subventionner le producteur belge, canadien ou italien? », s’interroge le membre de la chambre syndicale des industriels du lait.

Wissal Ayadi