L’égalité dans l’héritage: un projet de loi tombé aux oubliettes?

02-09-2022

Pour la première fois de son histoire, la Tunisie posait en 2018, les prémices du débat sur l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’héritage. Une commission avait alors vue le jours sous l’impulsion de feu Béji Caïd Essebssi et la détermination des associations féministes. Un projet de loi avait même été lancé pour finalement se perdre dans les remous politiques du pays.

Longtemps tabou, la question de l’inégalité dans l’héritage aviateur de même capter l’opinion publique devant de vrais objets de discussions à l’intérieur des familles.

Si le débat avait pris une intensité importante à cette période, l’arrivée l’élection de Kaïs Saïed à la présidence a enterré tout espoir d’évolution.

Où en est-on aujourd’hui? Le combat pour l’égalité dans l’héritage est-il toujours d’actualité? La loi est-elle si inégalitaire qu’on le croit? Pour répondre à ces questions nous nous sommes adressés à Mme Khadija Cherif, militante historique de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates  et sociologue, ainsi qu’au Cheikh Badri Madani, théologien et prédicateur au sein du ministère des Affaires religieuses.

Le débat autour de l’héritage est un faux problème

La Tunisie fêtait cette année le 66 ème anniversaire de la promulgation du code du statut personnel (CSP) par le feu Habib Bourguiba. Cet ensemble de lois progressistes favorisait l’instauration de l’égalité entre les sexes en permettant aux femmes d’obtenir plus facilement le divorce et en interdisant le mariage forcé et la polygamie. C’est grâce au CSP, amélioré au fil des ans, que les Tunisiennes jouissent aujourd’hui du statut le plus avancé du monde arabe. Mais il est un domaine où, le débat a suscité de vives polémiques: l’héritage.

Source de jurisprudence en Tunisie, la loi coranique dispose en effet qu’une femme hérite de la moitié de la part d’un homme du même degré de parenté.

Pour le Cheikh Badri Madani, c’est une fausse idée de penser que les femmes héritent moins que les hommes. « La question de l’inégalité dans l’héritage ne concerne en réalité que 1% des cas. Par exemple, dans le cas où un homme décède et que les héritiers sont seulement sa fille et son père, dans ces cas là, la totalité de l’héritage revient à la fille et le père du défunt ne reçoit seulement qu’une part », nous dit-il.

Cheikh Badri Madani

Il explique qu’en Tunisie, il existe plus d’une trentaine de de situations où la femme hérite plus que l’homme ou à part égale, précisant qu’il y a aussi des situations où la femme hérite et l’homme non.

« Le débat qu’il y’a autour de l’héritage n’est en réalité qu’un faux problème et on en parle de manière erronée car il n’est discuté que d’un seul angle, celui des 10% des cas ou la femme hérite moins que l’homme. Finalement il n’y a que dans 4 ou 5 situations où la femme hérite moins que l’homme, sachant qu’il y a environ 40 cas d’héritage », a-t-il souligné.

Du point de vue religieux, Madani indique que le texte présent dans la Sourate de la femme (Souret El-Nisse) qui régie l’héritage est très clair et qu’il ne donne pas lieu à un débat.

« Ce texte est d’ailleurs très détaillé. Il fait référence à des parts et des fractions de parts entre l’homme et la femme. Ces opérations de partage, très minutieuses et établie de manière presque scientifiques sont très bien expliquées dans les « Eya » 7, 8, 11, 12 et 176 de la « Souret El-Nisse » afin de garantir les droits de chacun de manière équitable. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si la question du partage d’héritage est présent dans cette sourate dédiée aux femmes, sachant qu’il n’existe pas de sourate dédié à l’homme », argumente-t-il.

Partager de son vivant n’est pas contraire à l’Islam

Ces inégalités dans la répartition de l’héritage sont la source de nombreux conflits intra-familiaux. Si certains se déchirent devant les tribunaux, d’autres vont même jusqu’à rompre avec leurs proches pour des histoires d’héritage.

« Aujourd’hui les mentalités ont changé. Le femmes travaillent, elles aident leurs parents financièrement. Ainsi pour éviter les conflits il faut réussir à introduire la notion de partage avant le décès. Cette pratique n’est pas en contradiction avec la religion. Des clauses peuvent être ajoutées qui précisent que l’héritant ne peut en bénéficier qu’après le décès du propriétaire des biens. Cela permet de partager équitablement l’héritage. D’autant que cette pratique nécessite le consentement de tous les héritiers dans le partage des biens », préconise Badri Madani.

« Le débat sur l’héritage peut être considéré comme une nouvelle forme de terrorisme car son but est de déformer le texte coranique qui est pourtant clair et garanti les droits de la femme et de l’homme de manière implicite. Il ne faut pas oublier que le Saint Coran a donné une place très importante aux femmes et que les textes ne sont en aucun cas en sa défaveur que ce soit dans l’héritage, dans le mariage ou dans le divorce », conclue le théologien.

« Ce n’est pas une revendication de femme bourgeoise ! »

Si le projet de loi sur l’égalité dans l’héritage est tombé aux oubliettes, le combat continue. Les association féministes continue de lutter et de faire de la sensibilisation auprès des femmes, notamment les plus modestes, afin qu’elles revendiquent leurs droits.

Selon Khadija Cherif, membre du bureau exécutif de l’ATFD, la lenteur des débats autour de cette question est due principalement au conservatisme de la majorité parlementaire de la dernière mandature de l’Assemblée.

« On peut dire que nous avons avancé car le débat sur cette question a évolué grâce à la sensibilisation et au combat que nous menons depuis presque 30 ans. Cela a montré que ce sujet n’est plus tabou. Le débat qui a eu lieu après la révolution au sujet de l’héritage a permis d’alerter l’opinion publique », explique Khadija Cherif,

Khadija Cherif,

« On a toujours tendance à dire que c’est une revendication de femme bourgeoise. Or, ce sont les femmes de conditions modestes qui souffrent le plus de cette inégalité. Nous avons fait des études qui ont montré que dans les régions les plus reculées, les femmes qui ont droit à leur héritage se retrouvent sans car elles sont spoliées par leurs frères », poursuit-elle.

En effet, dans des régions reculées de la Tunisie, le fait qu’une femme puisse hériter n’est pas culturellement accepté. Ainsi, elles sont nombreuses, travaillant notamment dans le domaine agricole à ne pas pouvoir jouir de leurs droits.

« Elles savent qu’elles sont lésées mais elles laissent faire car elle ne veulent pas entrer en conflit avec leurs frères ou leur papa. Dans certaines régions il faut savoir qu’elles ne disposent même pas de la demi-part qui leur revient de droit car culturellement les hommes ont la main mise sur les terres», souligne la militante féministe.

A noter qu’en Tunisie, 75% de la main d’oeuvre agricole est féminine. Sur les 14% d’entre elles qui possèdent des terres, seulement 5% disposent de titres de propriété à leur nom.

Pour Mme Cherif, la réticence face à l’égalité dans l’héritage, n’est pas un problème de genre mais de pouvoir. « En partageant leur héritage à part égale, les hommes ont peur de perdre leur pouvoir. Il y a des hommes modernes, qui sont très ouverts, mais qui sont réticents à l’égalité dans l’héritage car ils ont peur de perdre une partie de leur pouvoir », analyse-t-elle.

Désillusions et retour en arrière

Malgré tout cela, Khadija Cherif estime que la société Tunisienne est prête à accepter ces changements même s’il y a des pesanteurs sociologiques qui sont encore très présentes, car en réalité le changement fait toujours peur.

Mais cet once d’espoir affiché par la militante féministe pourrait être complètement anéantie sans une volonté forte et un espoir de voir un jour cette loi promulguée qui ferai incontestablement de la de la Tunisie, le pays arabo-musulman le plus avant-gardiste en matière d’égalité hommes-femmes.

En effet, l’arrivée de Kaïs Saïed au pouvoir a enterré pour au moins cinq ans le retour de ce sujet dans le débat publique. Lors du premier 13 août (fête de la femme) du président Saïed, ce dernier  avait complètement fermé la porte de l’égalité dans l’héritage.  Il avait alors expliqué que le texte était clair et qu’il n’y avait pas lieu de le discuter. « Pour nous cela été un choc. Ce qui doit être un évènement qui permet de faire avancer la condition de la femme, s’est finalement transformé en un retour en arrière », fustige Cherif, accusant Kaïs Saïed d’être conservateur et attaché à des valeurs inégalitaires.

Après les événements du 25 juillet, la Tunisie semblait entrer dans une nouvelle ère politique laissant entrevoir une lueur d’espoir pour les associations féministes. En effet, le président Saïed avaient alors invité les associations de la société civile, dont l’ATFD afin de discuter de leurs aspirations pour l’avenir du pays. L’occasion pour sa présidente, Neila Zoghlami, de poser la question de l’égalité dans les tous les domaines. « Mais cela est resté lettre morte », indique Mme Cherif.

Pour ce qui est de la constitution telle qu’elle a été adoptée lors du référendum, Khadijah Cherif, affirme qu’elle est une régression pour les droits des femmes. « On ne parle pas de parité, la notion d’égalité n’est pas posée de manière claire comme c’était le cas dans la celle de 2014, et l’article 5 qui indique que « La Tunisie appartient à l’Oumma dont la religion est l’islam » ne présage rien de bons pour les acquis de la femme tunisienne. « De l’éducation à la diffusion des idées, en passant par les comportements sociaux, tout sera soumis au respect des valeurs de l’islam, selon l’article 5 qui se réfère à la loi islamique », explique la sociologue.

« Lors de la rédaction de cette constitution les questions sur la condition de la femme et l’égalité des genres ont complètement été éludées. Je suis extrêmement inquiète et déçue de ce processus qui avait donné pourtant de l’espoir à de nombreux Tunisiens », conclue-t-elle.

Wissal Ayadi