La Tunisie clôt la fenêtre démographique, et en est au seuil de remplacement des générations

18-11-2022

Il aura fallu attendre 12 ans pour que la population mondiale atteigne les 8 milliards d’individus. Ce chiffre a été annoncé mercredi 15 novembre par l’Organisation des Nations-Unies. Une augmentation due essentiellement à la hausse de l’espérance de vie rendue possible grâce aux  progrès dans les domaines de la santé publique, de la nutrition , de l’hygiène personnelle et de la médecine.   

Une occasion d’analyser la situation démographique de la Tunisie grâce à l’expertise du démographe et professeur à la Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis au département sociologie, Mohamed Ali Ben Zina.

Recensement

Le recensement est une opération statistique de dénombrement d’une population. De nos jours il constitue un outils d’aide à la prévision économique. Outre le nombre d’habitants, ils recueillent d’autres caractéristiques comme l’âge, la profession, les conditions de logement, etc…

En Tunisie, c’est l’Institut national de la statistique qui est chargé de faire le recensement, et ce tout les dix ans. D’après un document qui nous a été fourni par l’INS, 12 opérations ont été réalisées dans le pays depuis 1921, dont 5 par l’institution.

Le prochain dénombrement de la population est prévue pour l’année 2024, (le dernier date de 2014) et il s’inscrit  dans le cycle 2015-2024 des recensements de la population des Nations-Unies.

« Le prochain recensement sera le premier qui sera digitalisé », peut-on lire dans ledit document. Il servira notamment à l’élaboration des politiques publiques inclues dans le programme de développement. Dans le schéma ci-dessous, est expliqué la digitalisation du processus prévu par l’INS.

Source: Institut national de la statistique

Cette nouvelle méthode de recensement permettra selon l’Institut national de la statistique de disposer d’une alternative au recensement classique, de réduire les coûts, d’avoir des données complètes, de faire baisser le taux de refus de la population au recensement, d’avoir des données annuelles, mensuelles et trimestrielle et enfin d’avoir des statistiques sur les mouvements démographiques et le suivi des mouvements migratoires.

Un peu d’histoire…

Au moment de l’indépendance, la Tunisie était dans un régime démographique primitif avec un niveau de mortalité très élevé et de fécondité dit naturel (nombre d’enfant qu’une femme peut avoir tout au long de sa vie qui est environ de 7 enfants par femme).

Au début des années 60, la mortalité infantile (nombre d’enfants qui décèdent avant d’atteindre l’âge de un an) était de 200 pour mille a cause d’une situation sanitaire très dégradée et des infrastructures de santé très faibles.

Pour faire face à cette situation, dès le début des années 60 il y a eu une mesure prise, par le feu Habib Bourguiba, visant à faire baisser la fécondité, appelée le système de planification familiale.

C’est d’abord la limitation de l’octroi des allocations familiales aux seuls quatre premiers enfants qui est votée en 1960. En 1961, la loi française de 1920 interdisant l’importation, la vente et la publicité des produits contraceptifs est abrogée et remplacée par la loi du 9 janvier qui autorise ces pratiques. Dans la mouvance de la promulgation du Code du statut personnel (CSP) de 1956, l’âge minimal au mariage est rehaussé en 1964 à 17 ans pour les femmes et 20 ans pour les hommes. Enfin, en 1965 l’avortement est autorisé, dans les trois premiers mois de la grossesse, pour les femmes ayant déjà cinq enfants. Le 23 septembre 1973, la clause du nombre d’enfants disparaît, et l’avortement devient libre.

Par ailleurs, la mise en place d’un système de santé dans le cadre de l’Etat-Nation a permis de faire baisser le taux de mortalité, qui s’est depuis stabilisé. « Sur 1000 personnes vivant en Tunisie, nous avons 6,5 personnes qui décèdent chaque année », nous dit Mohamed Ali Ben Zina.

Mohamed Ali Ben Zina / Démographe

« Le recensement à lui seul n’est pas suffisant pour comprendre la situation démographique d’un pays. C’est juste une photographie de la population à un instant « T » », ajoute le démographe. En effet, une des principales sources qui permet de se renseigner sur la démographie, est en réalité  l’état civil qui prend en charge les naissances, les décès, les mariages, les divorces, les reconnaissances, les adoptions, les mort-né, etc.

«C’est une source précieuse qui existe depuis 1957 et qui a été consacrée par la loi. Tous les actes sont traités juridiquement par les municipalité mais aussi de manière statistique à l’INS pour établir chaque année le nombre de naissance, de décès, de mariage, de divorces… », explique-t-il.

Situation démographique actuelle

Aujourd’hui, la Tunisie se situe dans les même paramètres de la moyenne mondiale. C‘est à dire que la population tunisienne croit au même rythme que la population mondiale. Il y a un indice important pour analyser la démographie d’un pays. Il s’agit de l’espérance de vie à la naissance, qui diffère un peu entre les hommes et les femmes. Pour les homme elle est de 72 ans et 76 ans pour les femmes, soit une moyenne de 74 ans.

« La Tunisie est un petit peu au dessus de la moyenne mondiale. Pour ce qui est de la fécondité, nous sommes un peu en dessous de la moyenne mondiale (2,6 enfants par femme) avec un chiffre de 2 enfants par femme. Ainsi  nous nous trouvons dans le seuil de remplacement des générations. La politique de planification familiale avait d’ailleurs pour objectif d’atteindre et de maintenir ce niveau », affirme le professeur Ben Zina.

Quand un pays passe en dessous de ce seuil de remplacement, il peut y avoir des conséquences sur  l’économie du pays. E effet, quand il n’y a pas ce renouvellement, sur le long terme, cette population finit par décroitre et avant de décroitre elle commence à avoir des signes de vieillissement. Cela peut donc provoquer un déséquilibre entre la population qui ne travaille pas et celle qui travaille avec des pressions sur les cotisations, la caisse nationale d’assurance maladie, la caisse de retraite et globalement moins de revenus pour l’Etat et donc pour les politiques publiques.

La Tunisie n’a pas su exploiter la fenêtre démographique 

La Tunisie vient de clore ce qu’on appelle  la fenêtre démographique dans laquelle, elle est entrée il y a une vingtaine d’années. « Il s’agit d’une situation très prospère où les effets de la  fécondité avaient permis, par exemple, la fermeture d’écoles parce qu’il n’y avait pas assez d’élèves et en même temps nous n’avions pas une population âgée importante ( moins de 10% de personnes âges de plus de 60 ans). Normalement, la Tunisie grâce à cette fenêtre démographique, si elle l’avait exploité, aurait permis une croissance économique importante. Mais le problème qui s’est posé, est le chômage des jeunes notamment, qui a fait que même si on a un potentiel d’actif important, il  ne pouvait pas contribuer à la croissance économique du pays en raison de ce chômage », ajoute le démographe.

Actuellement, la Tunisie est en train de sortir de cette fenêtre, puisque la population de plus de 60 ans est en augmentation progressive. La base de la pyramide des âges est en train d’augmenter ces dix dernières années en raison d’une reprise démographique due à un phénomène structurel. A cet égard, Mohamed Ali Ben Zina explique qu’à partir des années 2000, les naissances ont commencé à reprendre pour atteindre un pic inédit en 2011, résultant du boom des naissances apparu dans les années 80, et qui à cette période ont atteint l’âge de se marier et d’avoir des enfants.

Démographie et plans de développement

« Si on regarde tous les plans de développement qui ont été faits depuis le premier dans les années 60, on devait toujours commencer par un premier chapitre démographique car c’est la base de toute planification », souligne le démographe.

Ben Zina insiste sur le fait que, la démographie est l’élément premier par lequel l’Etat doit commencer pour définir un plan de développement et les politiques publiques. « Actuellement si on ne prend pas en considération les évolutions démographiques attendues, à savoir le vieillissement de la population, on doit s’attendre à un problème important au niveau de la prise en charge des personnes âgées dans le système de santé. On ne prend pas de la même façon en charge la population si elle est plutôt vielle ou si elle est jeune. ce n’est pas les même besoins, spécialités, médecine, maladies dégénératives, etc.. C’est quelque chose qui se prépare à l’avance », a-t-il relevé. Il pourrait y avoir également des répercussions négatives sur les caisses sociales, de retraite et de maladie.

C’est aussi le cas pour le marché du travail. « Chaque année les générations qui rentrent sur le marché du travail doivent être anticipées. Normalement on a le temps nécessaire pour que cela soit prévu par l’Etat », nous dit l’enseignant universitaire.

Pourtant, aujourd’hui difficile de croire que l’Etat prenne véritablement en compte les données démographiques pour établir les politiques publiques nécessaires aux plans de développement quand on voit qu’encore de nos jours, les classes sont surchargées, les hôpitaux dégradés et on manque de personnel, et l’enseignement supérieur en perte de vitesse…

« J’ai été abasourdi lors d’une conférence de presse d’un ancien ministre qui avait à l’époque dit que son ministère s’était fait surprendre par l’augmentation subite du nombre  d’élèves lors de la rentrée scolaire. Il y avait eu une augmentation de 40.000 élèves qui étaient au moins nés depuis 5 ans et donc pouvant être anticipés », déplore Mohamed Ali Ben Zina.

« Je sais que malheureusement on ne donne plus suffisamment d’importance à la question démographique. Pour preuve, la disparition du conseil national de la population qui était un outil essentiel à la planification des politiques publiques », conclu-t-il.

Wissal Ayadi