Le Tunisien est fainéant et n’aime pas travailler : Un mythe ou une réalité ?

05-05-2023

Au cours des dernières années, la remise en question la valeur du travail s’est affirmée dans de nombreux pays. Alors que « l’Ubérisation » et la précarisation du travail se développent, la crise du travail en tant que valeur s’aggrave donnant lieu à des crises sociales et politiques sans précédent, comme l’a démontré la récente crise des retraites en France.

La crise du travail en tant que valeur s’est accompagnée d’une diminution de la satisfaction au travail, de la productivité et de la qualité de vie pour de nombreux travailleurs. Elle a également conduit à une baisse de la confiance dans les institutions et dans l’ordre politique et économique.

Et dans ce domaine la Tunisie n’est pas en reste. Le sens commun qui prétend que « le Tunisien est fainéant, traîne au travail, passe ses journées au café, arrive en retard, quitte tôt et préfère rester au chômage plutôt que travailler Â», est très répandu au sein de la population.

Cette croyance générale est-elle un mythe ou une réalité ? Les Tunisiens considèrent-ils le travail comme une valeur sociétale, un accomplissement de soi ou seulement comme un support économique et financier ? Qu’en est-il des jeunes ? Il devient urgent de l’examiner en interrogeant deux sociologues, Foued Ghorbeli et Sofien Jaballah qui ont bien voulu répondre à nos questions.

La productivité des travailleurs tunisiens en baisse

En Tunisie, la productivité du travail a connu un ralentissement depuis 2019, selon les données de l’OIT. En 2022, la production par travailleur tunisien a été estimée à 13 316 dollars (constants de 2015), ce qui représente une baisse de 2,6 % par rapport à 2019, où la production était de 13 674 dollars. La croissance annuelle du PIB réel par personne occupée a également connu une tendance à la baisse depuis le début des années 2010 en Tunisie.

Les travailleurs tunisiens ne sont pas les plus productifs d’Afrique, selon la comparaison avec les travailleurs des autres pays du continent. Bien qu’ils soient meilleurs que les Marocains en Afrique du Nord, ils sont nettement distancés par les Égyptiens.

Le travail en Tunisie : un modèle hybride coincé entre modernité et traditionalisme

La valeur du travail est un concept qui se réfère à l’importance, l’estime ou l’utilité que l’on accorde à un travail ou à une activité professionnelle. Cette valeur peut être mesurée de différentes manières, telles que le salaire, les avantages sociaux, les opportunités de carrière, la satisfaction professionnelle, la reconnaissance sociale ou encore la contribution de l’activité à la société en général. La valeur du travail est souvent liée à la notion de dignité du travailleur et est influencée par des facteurs culturels, économiques et sociaux.

Selon le sociologue Foued Ghorbeli, le travail est une invention de la modernité et est né avec la révolution industrielle et non une notion innée. Le travail est une relation sociale ou il est fait pour produire et le produit a une valeur d’échange.

« Du point de vue conceptuel, avant le travail on parlait de labeur, à l’image de la fable de Jean De La Fontaine, « La Cigale et la Fourmis », où il faut travailler pour dominer la nature. Et c’est un concept des sociétés occidentales fondé sur la théorie Tayloriste », nous explique Ghorbeli.

« Or, dans nos nos sociétés, le travail est né avec la colonisation et le modèle capitaliste. A l’époque le modèle économique dominant était basé sur l’artisanat, qui n’est pas construit sur la division du travail qu’impose le capitalisme. Ainsi, au fil des années, les méthodes ont changé mais pas le comportement des travailleurs qui s’est essentiellement bâti sur la débrouillardise menant au non-respect des horaires, à la recherche d’excuses pour en  faire le moins possible… Un modèle hybride coincé entre le traditionnel et le moderne », ajoute-t-il.

Travailler que pour l’argent

Considérer le travail uniquement comme une valeur pécuniaire signifie ne prendre en compte que le salaire et les avantages économiques qu’il peut procurer. Cette approche ignore les autres dimensions de la valeur du travail, telles que la satisfaction professionnelle, l’estime de soi, la contribution sociale, les opportunités de développement personnel et professionnel, ainsi que l’impact de l’activité sur la qualité de vie. Or, le travail ne doit pas être considéré uniquement comme une source de revenus, mais également comme une activité qui peut avoir un sens et une valeur personnelle et sociale pour les travailleurs.

« Aujourd’hui en Tunisie le travail est perçu plus comme une position, pour montrer à la société que l’individu en question travaille disposant d’une source de survie. Mais il ne comporte aucune notion de valeur qui est celle de sa participation au système sociétal », nous dit Foued Ghorbeli.

Il nous explique également que l’Ecole en tant qu’institution n’est plus un ascenseur social et c’est sont déclin contribue au déclin du monde du travail et voire même à sa fin.

Alors que le travail est aussi synonyme de liberté, la reconfiguration du monde du travail a totalement changé la donne. Ainsi, la mondialisation, la technologie, la précarité de l’emploi, la stagnation des salaires et les inégalités dans le travail ont eu des conséquences négatives sur la valeur du travail auprès des travailleurs, ne la considérant plus comme une liberté justement mais comme un fardeau quotidien.

Autre phénomène, celui de la réussite rapide de certaines personnes dans des nouveaux métiers sans avoir fait beaucoup d’efforts physiques ou intellectuels. Il faut prendre pour cela l’exemple des influenceurs, qui gagnent beaucoup d’argent en racontant leur quotidien de « chômeurs  sponsorisés. « On est passé d’une société de travail à une société de consommation », relève Foued Ghorbeli.

Un conflit entre position et ambition

Pour prendre l’exemple de la société occidentale, en France les luttes syndicales ont changé la perception des gens vis à vis du travail. Aujourd’hui personne ne veut d’un travail aliénant, injuste et sans droit.

Pour le sociologue Sofien Jaballah, la jeunesse tunisienne n’est plus en mesure de se satisfaire de n’importe quel emploi. Cette jeunesse qui rêve d’acheter une voiture, un appartement, de loisirs de vêtements de marque, pour la plupart influencés par ce qu’ils voient sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, Jaballah met en avant le phénomène de « réussite par filiation », qui considère que les enfants doivent prétendre à un droit de mobilité ascendante et à vivre comme ou mieux que leurs parents. « En Tunisie les enfants de la classe moyenne et moyenne supérieure ne se satisferont pas de n’importe quel travail même s’ils n’ont pas fait d’études ou qu’ils aient un niveau d’étude supérieur minimal, provoquant ainsi un conflit entre position et ambition », nous dit le sociologue. Or pour rappel l’accès aux droits est difficile sans un minimum de devoirs.

Salaires, conditions de travail, droits sociaux: le chômage plutôt que l’exploitation

Sofien Jaballah indique en outre que le contrat social en vigueur depuis les années 60, « bas prix, bas salaire » ne marche plus aujourd’hui en raison de la hausse des prix et de la stagnation des salaires.

De plus, l’infantilisation de la société et la déresponsabilisation vis-à-vis du travail, qui ont été nourries par l’Etat-Nation post-indépendance a largement contribué à la détérioration de la valeur du travail en Tunisie.

« Les jeunes préfèrent donc rester au chômage plutôt qu’occuper un emploi dans lequel il sera exploité, car il pense qu’il vaut mieux. C’est la raison pour laquelle une grande partie de ces jeunes préfèrent immigrer illégalement car ils considèrent que l’ascenseur social n’existe plus en Tunisie. Les jeunes acceptent d’avoir un travail parfois ingrat à l’étranger plutôt qu’en Tunisie car en contrepartie il y a la possibilité d’avoir la chance d’acquérir un jour la nationalité du pays en question, la reconnaissance de son travail (contre le mépris dans son pays d’origine), une couverture sociale, un contrat de travail et donc les garanties d’une vie digne », poursuit le sociologue. 

« Donc il est faux de dire que les jeunes ne veulent pas travailler, ils font juste face à une machine aveugle qui n’a pas de raison », conclut-il.

Wissal Ayadi