Les médecins épuisés face au Coronavirus : Drs Boujdaria, Kallel et Henchiri livrent leurs témoignages
Sur le front et en première ligne depuis presque un an pour lutter contre la propagation du Coronavirus, les professionnels de santé sont confrontés désormais à un phénomène d’épuisement.
Fatigue, dépression et parfois même abandon, les médecins, infirmiers ou encore aide-soignants sont au bord de la rupture. S’ajoute à cela la peur quotidienne de contracter le virus et de le transmettre à ses proches.
Afin de comprendre comment ils vivent cette épreuve, nous nous sommes entretenus avec quelques uns d’entre eux… Voici leurs témoignages.
Conditions de travail et manque de personnel
Si la première vague du coronavirus a épargné la Tunisie, ce n’est pas le cas de la deuxième et de la troisième. En effet, depuis le mois de septembre dernier, le nombre des contaminations quotidiennes ne cesse d’augmenter.
Rafik Boujdaria est chef du service des urgences de l’hôpital Abderrahmane Mami à l’Ariana. Il nous confirme que le personnel médical est dans un état psychologique difficile. « Médecins et infirmiers sont épuisés et à bout de nerfs et cela s’est encore plus fait ressentir depuis le mois de novembre, avec le pic du nombre de contaminations », dit-il.
Cet épuisement se traduit par des moments d’agressivité verbale aussi bien dans la sphère professionnelle que familiale. Certains vont même jusqu’à insulter leur supérieur hiérarchique.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet état : la charge de travail importante, la peur de contracter la maladie et de la transmettre à ses proches…mais aussi et surtout la peur de la mort.
D’après Dr Boujdaria, les conditions de travail au sein de l’hôpital sont loin des standards, du fait du manque de matériel et de personnel notamment. De plus, avec l’augmentation du nombre de cas hospitalisés, les salles ont dû être agrandies afin d’accueillir plus de patients, au détriment de lieux de repos pour les médecins et paramédicaux. « Parfois, ils sont obligés de dormir quelques minutes sur un canapé ou même une chaise », affirme le chef de service.
« Le manque de personnel est flagrant. Normalement dans le circuit COVID de mon établissement, lors de chaque garde, je dois travailler avec 4 infirmiers, 2 aides-soignants et 2 ouvriers. Moi je dois composer avec seulement 3 personnes », souligne-t-il. Ainsi, les médecins qui sont normalement censés soigner uniquement, se retrouvent à faire également le triage des patients à leur arrivée à l’hôpital.
Afin d’assurer au mieux la gestion du service des urgences, Dr Boujdaria a dû faire des concessions. Il a été contraint de diminuer le nombre de médecins par garde afin que ceux qui sont le plus fatigués prennent des jours de récupération pour se reposer. « Je dois faire preuve de souplesse pour limiter les dégâts ». Il précise, par ailleurs, qu’il est arrivé que certains paramédicaux abandonnent leur poste en pleine garde à cause de la fatigue, du stress et de la pression.
L’absentéisme des médecins et du personnel hospitalier est élevé, qu’il s’agisse d’un isolement, d’une quarantaine, de congés, ou de cas d’épuisement professionnel ou de burn-out.
Autre vecteur d’altération psychologique chez les médecins, le nombre d’heures supplémentaires. En effet, bon nombre d’entre eux sont obligés de faire des cumuls de gardes pour pouvoir gérer le flux de patients.
Auto-prescription d’anti-dépresseurs
La peur de la mort est aussi un facteur de stress chez les blouses blanches. « Nous déplorons aujourd’hui une vingtaine de décès parmi nos confrères ». C’est ce que nous a expliqué Lamia Kallel, Présidente du Conseil régional de l’ordre des médecins de Tunis et parallèlement professeur en gastro-entérologie et chef de service à l’hôpital Mahmoud-El Matri (Ariana).
Le manque d’informations sur la maladie et le fait de ne pas savoir quand est ce que cela va s’arrêter constituent un poids difficile à surmonter pour les médecins. « Nous manquons cruellement de structures de prise en charge. La médecine du travail est presque inexistante et nous sommes obligés de nous prescrire nous même des anti-dépresseurs ».
Lamia Kallel nous a fait part également de l’histoire d’une de ses confrères qui est venue consulter son service pour des douleurs abdominales. « Après examen, nous nous sommes rendus compte qu’il s’agit d’un ulcère très rare apparu à cause du stress ».
Dr Kallel déplore aussi la nonchalance des citoyens vis-à -vis du respect des gestes barrières, ayant conduit à une quasi-saturation des services Covid des hôpitaux.
Les jeunes médecins veulent fuir
Afin de faire face à la pandémie de Coronavirus, les jeunes médecins ont été réquisitionnés pour travailler dans les hôpitaux.
En mars dernier, pas moins de 260 médecins volontaires ont transmis leur candidature au ministère de la santé. « Etant jeunes, en bonne santé et donc moins sensibles au virus, ils ont tous été affectés dans des services COVID », nous explique Jed Henchiri, Président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.
Ainsi, ils ont géré les box de triage, les interventions du SAMU, les urgences, les consultations et opérations sur des patients COVID.
Dr Henchiri nous explique que durant l’été, les jeunes médecins ont alerté les autorités sur leurs conditions de travail et sur le relâchement des Tunisiens vis-à -vis du virus. « Personne ne nous a écouté et nous en récoltons aujourd’hui les conséquences ». En effet, les mois d’octobre, novembre et décembre ont vu une baisse importante de jeunes médecins dans les hôpitaux suite à des démissions. Cette désertion est dû au fait qu’ils ne sont plus payés, d’après Jed Henchiri. Salaire qui s’est avéré, de plus, peu attractif, seulement 1200DT par mois.
Le manque de personnel dans les établissements de santé est également la conséquence de la fuite des médecins vers l’étranger. L’Allemagne, la France, et depuis peu l’Angleterre ont ouvert grands leurs portes aux médecins tunisiens. D’après Jed Hechiri, 80% des jeunes inscrits à l’Ordre ont quitté ou ont demandé à quitter le pays.
A cet égard, le ministre de la Santé a annoncé il y a quelques semaine qu’un appel avait été lancé aux médecins Tunisiens installés à l’étranger pour qu’ils viennent exercer pendant une période déterminée dans les hôpitaux tunisiens. Pour Dr Henchiri, il s’agit là de la poudre aux yeux. « Quel médecin exerçant dignement à l’étranger laissera tout pour revenir en Tunisie et exercer pour un salaire modeste et des conditions déplorables? ».
Agressions, retards de paiement des salaires, absence de reconnaissance et aucune compensation financière pour les médecins décédés des suites du virus… autant de facteurs qui favorisent l’épuisement aussi bien physique que mental et ne laissant pas beaucoup d’espoirs à nos jeunes soldats blancs pour une carrière professionnelle en Tunisie.
« Nous sommes en colère et frustrés et c’est inquiétant pour le futur de la médecine tunisienne », déplore le Président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.
Wissal Ayadi