Plan santé du gouvernement : Les médecins sceptiques et évoquent les vraies priorités

08-04-2019

Une batterie de mesures, visant la réforme des hôpitaux, a été annoncée le jeudi 28 mars 2019, à l’issue d’un conseil des ministres, tenu à l’issue du débat sociétal organisé sur le secteur de la santé.

Pour voir la faisabilité et l’efficience des décisions annoncées, Gnet a donné la parole aux professionnels de la santé, notamment aux médecins publics et privés, qui estiment qu’il y a d’autres priorités plus urgentes à prendre en considération…

Révision du système APC
L’ancien médecin major au centre de traitement de la douleur au CHU Rabta, Dr. Morched Abdelmoula, a révélé que les solutions à fournir pour la santé publique, dépassent la question de la digitalisation des bases de données des médicaments, ou la prise de rendez-vous à distance…

Pour lui, « le plus urgent c’est de régler les dettes des hôpitaux publics envers la pharmacie centrale ».
Il a aussi expliqué que, les hôpitaux souffrent quotidiennement du manque des médicaments basiques, comme les antibiotiques, les antidouleurs et même les IPP.

Selon lui, le besoin en médicaments a atteint ses limites, surtout quand il s’agit des maladies chroniques comme le diabète.

L’ancien médecin principal à la Rabta, a rappelé que, plusieurs autres problèmes auraient dû être soulevés à l’occasion du forum national, comme le système d’activité privée complémentaire (APC), dont uniquement les chefs de service et les professeurs agrégés peuvent en bénéficier.

« Il est vrai que la loi permet aux médecins concernés, de faire des activités privées, deux après-midi par semaine. Mais, l’absence de suivi, a mené certains, à s’absenter régulièrement, et partant, ils n’arrivent plus à se consacrer aux formations hospitalières et universitaires des résidents, et au suivi du personnel médical. », déplore-t-il.

Pour y remédier, Dr. Abdelmoula recommande à l’Etat, d’investir dans l’augmentation des salaires des médecins-chef de service, qui ne dépassent pas les 3500 dinars par mois, comparés à leurs homologues marocains qui gagnent plus de 7000 dinars/mois.

« Le fait que le médecin demeure mal payé après tant d’années d’expérience est décourageant, d’où le recours à des alternatives, comme la multiplication des opérations chirurgicales dans les cliniques privées ».
La santé publique est au bord de la faillite à cause des séquelles du copinage et la non rentabilité des services, par conséquent, la gratuité doit se limiter aux plus démunis uniquement, ajoute-t-il.

« Le cout élevé des médicaments, des appareils, et de la main d’œuvre, impose de rendre payants, les services de la santé publique, si on souhaite bien réformer ce secteur ».

Il s’en ajoute le prolongement de l’espérance de vie en Tunisie, passée de 57 ans en 1970, à 75 ans en 2016, ce qui représente des chiffres alarmants, à prendre en considération également.

« Le coût de la prise en charge de ces 20 ans s’est élevé, à cause de la propagation des maladies chroniques, comme le cancer, l’Alzheimer, l’hypertension, le diabète, l’arthrose et les maladies cardiaques », explique-t-il.

Dr. Abdelmoula a souligné, que l’Etat doit penser à des stratégies à long terme, qui soient adaptées aux nouvelles mutations de la santé en Tunisie, c’est là où résident les réels problématiques du secteur, conclut-il.
Partenariat avec le secteur privé

La secrétaire générale du syndicat tunisien des médecins libéraux, Dr. Maha Hachicha Ben Moallem, a reproché au gouvernement, l’exclusion des représentants de la santé privée, et les syndicats officiels des médecins libéraux, du forum national sur la réforme de la santé.

« Nous représentons des partenaires de la santé publique. Il ne faut pas oublier que, la plupart des médecins libéraux, sont passés par les hôpitaux publics en tant qu’internes, externes, résidents, et médecins spécialistes ».
En ce qui concerne l’achat des équipements et leur maintenance, Dr. Hachicha a recommandé l’autonomisation de la commission des équipements matériels lourds, dont l’acquisition, l’installation et l’exploitation, sont soumises à la préalable autorisation du ministre de la Santé.

Selon la secrétaire générale du STML, cette commission doit être remplacée par des structures régionales indépendantes, présidées par les professionnels hospitaliers régionaux. « Pour éviter le comblement aléatoire, il faut se baser sur des indices, calculés suivant un quotient nombre d’habitants et appareillage ».

« Certains hôpitaux et dispensaires des gouvernorats prioritaires, ne disposent ni d’échographes, ni de scanners pour tomographie et IRM, d’où la nécessité d’un partenariat par convention, entre l’hôpital ou le dispensaire, et le cabinet médical privé, pour prendre la relève en cas de panne des appareils par exemple, ou quand il y a un manque de spécialités ».

Dr. Hachicha s’est penchée sur la problématique de la suppression du diplôme de médecine générale, et son remplacement par le diplôme de médecine de famille, qui a mis à l’écart, 8000 médecins généralistes, non adaptés à ces réformes transitionnelles.

Aucun protocole n’a été prévu, pour intégrer les médecins généralistes, surtout que Chahed envisage d’effectuer 2000 recrutements pour consolider les spécialités prioritaires, a-t-elle ajouté.

« Les mesures prises par le conseil ministériel pour réformer le secteur de la santé, représentent pour nous, des décisions populistes, qui cachent des ambitions politiques. Si les ces mesures étaient réalisables, elles seraient déjà mises en place depuis des années de revendications… », conclu-t-elle.

Revoir le règlement intérieur des hôpitaux
Dr. I.K, médecin à l’hôpital Salah-Azaiz, qui a requis l’anonymat, a expliqué, que le projet ambitieux du gouvernement, pour la réforme de la santé publique, n’est ni réaliste, ni réalisable immédiatement, comme il a été prétendu.

« Les vraies difficultés de la santé publique, proviennent de l’absence de la conscience professionnelle, devenue très répandue. Heureusement que la lutte contre l’impunité, a été prise en considération, grâce aux décisions disciplinaires qui vont être émises dorénavant, par les directeurs des hôpitaux », nous a confié Dr. I.K.

Elle a souligné aussi que, le phénomène de la détérioration du matériel 6 mois après son utilisation, est devenu de plus en plus fréquent dans les hôpitaux, notamment pendant ces dernières années.
« Ce n’est pas uniquement une question de manque de moyen, il s’en ajoute l’insouciance de tout le personnel médical », a-t-elle répliqué.

« Les médecins ne s’attardent plus sur l’étape de stérilisation, surtout durant les urgences et les gardes, du fait du manque du personnel paramédical, et pour être submergés par les patients.

« L’encombrement et le manque de matériel, empêchent les médecins urgentistes de terminer jusqu’au bout les cycles de stérilisation, ce qui les incite à avoir recours au nettoyage à l’alcool pour stériliser un scalpel ou un ciseau de sutures. Ces dépassements sont graves, et peuvent nuire à la santé du patient ».

Par ailleurs, Dr. I.K, a rappelé que la non-disponibilité du staff médical à partir de 13h, engendre l’amplification du flux des patients le soir.

« L’absence des médecins, des résidents, et même des secrétaires, à partir de 13h, et pendant tout l’après-midi, est malheureusement légale. Quant aux médecins urgentistes, ils ne reprennent le travail que la nuit, pour finir le lendemain ».

« Pour y remédier, il faut doubler les séances de travail, afin de contourner l’anarchie qui s’installe régulièrement. Le système horaire hospitalier, doit être révisé en urgence, sachant que, chaque heure travaillée par les infirmiers en après-midi, est considérée comme supplémentaire ».

« Le manque de sectorisation de l’hôpital, forme un réel problème pour les urgences également, car il engendre la confusion, chez le médecin et chez le patient notamment, malgré la présence à l’accueil, d’un médecin urgentiste de première ligne qui fait le tri. »

Dr. I.K a appelé au renforcement de la sécurité des médecins et de tout le personnel hospitalier, par des agents qualifiés, surtout dans les points chauds des hôpitaux et dispensaires.

« Ce relâchement par rapport aux dépassements, revient aussi à la non protection des médecins, qui se trouvent souvent menacés par les syndicalistes », conclu-t-elle.

Emna Bhira