Caisse de compensation : La vérité des prix effraie les Tunisiens, mais la réforme est incontournable, selon les experts

18-01-2022

Après la révolution, le budget alloué à la subvention des produits de base et des hydrocarbures a littéralement explosé.

La réforme de la Caisse générale de compensations est comme on l’appelle « un vieux serpent de mer ». En effet, ce sujet a été à de nombreuses reprises mis sur la table, depuis plus de vingt ans,  par les gouvernements successifs, sans pour autant aboutir à une refonte de ce système qui pèse lourd sur le budget de l’Etat…faute, vraisemblablement, de courage politique.

Cette question a été soulevée par le FMI qui la pose comme étant une condition à l’octroi de financements pour la Tunisie en vue des prochaines négociations… Ainsi, le gouvernement actuel prévoit dans le budget de l’Etat et la loi de finances 2022 de supprimer la subvention sur le prix du carburant.

Pour ce qui est des produits de base, la levée de la subvention devrait commencer d’une manière progressive en 2023…

Dans une situation économique déjà fragile, quelles seront les conséquences de la réalité des prix sur le budget des Tunisiens ? Nous avons pu discuter avec plusieurs ménages ainsi qu’avec des spécialistes en économie.

« Avant je ne regardais pas les prix…maintenant je compte les millimes »

Vous l’aurez sans doute remarqué en faisant vos courses… Le chariot est moins rempli mais il coûte plus cher. Le résultat d’une inflation galopante à laquelle les différents gouvernements n’ont pas trouvé de solution.

Ahmed est père de famille, il a deux enfants. Ce quadragénaire, fonctionnaire fait partie de ce qu’on appelle la classe moyenne. « Avant je ne regardais pas les prix, aujourd’hui j’en suis arrivé à compter le moindre millime, en essayant de trouver les meilleurs prix », affirme-t-il.

D’après lui, au rythme où les prix augmentent, bientôt il n’y aura plus de classe moyenne. Pour ce qui est des subventions sur les produits de base, Ahmed est pour la suppression car il estime que beaucoup de gens en profitent alors qu’ils n’en ont pas besoin. « De toute façon, je ne vois pas à quoi servent les subventions puisque nous n’avons pas accès à certains des produits concernés. Pour ma part, je n’arrive pas à trouver de l’huile végétale subventionnée par exemple…donc j’achète la bouteille à 5DT », nous dit-il.

« Sans produits subventionnés, je ne peux ni travailler, ni vivre»

Fathia est, de son côté,  dépendante des produits subventionnés pour vivre. Veuve, mère au foyer, ne bénéficiant d’aucune pension de retraite de son mari décédé. Elle fait donc partie de la classe pauvre. Elle réussit à vivre de son savoir faire en cuisine. En effet, elle fabrique tous les aliments qui composent la « Oula »: couscous, pâtes, pâtisseries traditionnelles, pain…pour les vendre. Ainsi les ingrédients qu’elle utilise sont principalement la farine, la semoule, le sucre et l’huile… Que des produits subventionnés« Quand je n’arrive pas à trouver de la semoule ou du sucre en gros, je ne peux pas travailler et je n’ai donc pas de revenus. Je ne parle même pas de l’huile végétale subventionnée que je ne trouve que très rarement », déplore-t-elle.

Et si la baguette passait à 500 millimes, la farine à 2DT le paquet ou le sucre à 3DT ? Comment Fathia ferait-elle pour vivre ?

Autre sujet qui a fait réagir l’opinion cette semaine, celle de l’augmentation du prix de la baguette. En effet, sur les réseaux sociaux de nombreux témoignages ont fait état de plusieurs épiceries qui ont décidé d’augmenter son prix de 50 milllimes. Une information qui a été ni infirmée ni confirmée par le ministère du Commerce. Si cette rumeur a provoqué une véritable vague d’indignation, que se passerait-il si c’était vraiment le cas ? Pourtant, l’augmentation du prix du pain pourrait constituer une solution à plusieurs autres problèmes, comme les effets néfastes du pain blanc sur la santé et privilégier le pain complet, déjà de plus en plus acheté par les Tunisiens et éviter l’énorme gaspillage que l’on peut observer dans les poubelles.

Compenser la décompensation

Afin de comprendre quelles seront les véritables répercussions de la réforme de la caisse de compensation, nous avons contacté Nidhal Ben Cheikh. Il est Docteur en économie et ancien directeur de recherches au sein du CRES ( Centre des Recherches et des études Sociales).

Selon lui, la réforme est incontournable, non pas seulement pour des raisons de pressions budgétaires. « Il y a une enflure de la caisse des compensation qui pèse lourd sur le budget de l’Etat. De plus, elle génère des inégalités dans les charges. Dans l’absolu, ceux qui bénéficient le plus des compensations sont les riches et ceux qui en bénéficient le moins sont les plus pauvres.

Mais en terme relatif, les pauvres consomment plus de produits alimentaires que les riches. Les compensations représentent environ 20% de leur salaire alors que cette part est d’environ 6% pour les personnes plus aisées. Donc l’impact sera plus important sur les personnes pauvres que les personnes riches », explique-t-il.

Il précise par ailleurs, que ceux qui souffriront le plus seront ceux qui font partie de la classe moyenne. « La classe moyenne est en proie à un effritement clair. Il y a plusieurs classes moyennes : salarié, artisan, fonctionnaire, petit bourgeois, indépendant, chef d’entreprise… Et leurs intérêts de classe sont parfois contradictoires. Il y aussi ce qu’on appelle la classe flottante…celle qui peut basculer dans la pauvreté à tout moment ».

Ainsi, d’après l’économiste, il faut trouver une stratégie pour compenser la décompensation, en  adoptant un système de transferts directs envers la classe moyenne et la classe pauvre. « Etablir des critères d’éligibilité, avec des montants uniformes ou variables selon le niveau de richesse de chaque ménage », souligne-t-il.

Ainsi, cette théorie induit en réalité une stratégie de ciblage des subventions. « Il faut une base de données fiable qui nous donne une vision instantanée de l’ensemble des ménages tunisiens, d’où l’intérêt de la mise en place d’un identifiant unique national », ajoute le docteur en économie.

Par ailleurs, Nidhal Ben Cheikh met en garde contre les effets négatifs de la réforme de la caisse de compensation. A cet égard, il explique qu’elle provoquera, en plus de la baisse du pouvoir d’achat,  un effet inflationniste inévitable, si elle est mal entreprise.

« Par exemple, dans les pâtisseries connues, le prix d’un petit gâteau est en moyenne de 5,5DT. Or, dans sa composition il y a environ 60% de produits subventionnés: sucre, semoule, farine. Le prix de ce gâteau devrait donc être moindre ou alors ils ne doivent pas bénéficier de produits subventionnés. C’est pour cette raison que la réforme de la caisse de compensations devra être étudiée et contrôlée afin d’éviter ce genre de pratiques qui mène vers une spirale inflationniste », conclut-il.

Revoir la classification des produits de première nécessité

Selon Karim Ben Kahla, professeur en économie, la popularité et le consensus autour de Kaïs Saïed et du gouvernement peuvent être une occasion historique de faire les réformes nécessaires pour la Tunisie. « En Egypte par exemple, la compensation a pu être levée parce qu’il y avait une ferveur populaire auour de Abdelfattah Sissi, qui a permis de faire passer cette réforme en douceur », nous dit-il.

Il explique que la question de la compensation doit être mise dans une réflexion sur le rôle de l’Etat social. « Nous avons toujours eu un Etat qui a un rôle social important, interventionniste et la compensation est un des leviers de la politique sociale de l’Etat », pense-t-il. Il ajoute que c’est une question de politique publique et de gestion de la réforme et que la réforme est totalement possible  en répartissant équitablement son coût.

Le professeur Ben Kahla estime que la réforme de la caisse de compensation comporte deux volets importants. D’abord le volet vision. Il explique ainsi qu’on ne peut pas toucher aux compensations sans avoir une vision de tout le reste. « Les réformes que nous propose de faire le FMI sont bonnes mais il faudrait que le pays ait sa propre vision du rôle de l’Etat ».

Le deuxième volet concerne l’aspect technique de la réforme. La première question est de savoir « qui on veut compenser et qu’est-ce qu’on veut compenser ? On a souvent choisi de subventionner les consommateurs, et notamment ceux de la classe moyenne, au détriment par exemple des agriculteurs et des producteurs ».

Pour aller plus loin, l’expert en économie suggère de revoir la nature même des produits de première nécessité. « Si dans les années 70 c’était le pain qui était de première nécessité, aujourd’hui on peut considérer que l’Internet est aussi un produit de base », dit-il.

Comment compenser ? 

D’après Karim Ben Kahla, soit l’Etat continue l’hémorragie et prend en charge le différentiel entre le prix de vente et le prix de production et d’importation, comme c’est le cas aujourd’hui. Autre solution, il peut décider de baisser la TVA, notamment sur les hydrocarbures. Ou bien alors subventionner directement sous forme de transferts directs qui se traduiraient par exemple par une augmentation salariale à travers la hausse du SMIG qui permettrait de cibler les personnes qui ont le plus besoin de subventions.

« L’Etat a aussi un rôle au niveau de l’aide qu’il peut apporter aux producteurs », ajoute l’économiste. Pour cela il s’appuie sur les récents propos de L’UGTT. L’organisation syndicale déplore le fait qu’on veuille remettre en cause les aides allouées aux populations fragiles mais pas les compensations octroyées aux grands industriels. « Il y a là aussi un arbitrage à faire. Se pose ici la priorité entre consommateurs et producteurs », souligne Ben Kahla.

Si l’Etat se dirige vers un système de compensation ciblé, il faudrait encore qu’il connaisse la structure de la population afin de définir plus précisément les pratiques de consommation des Tunisiens. « Pour cela il faudrait qu’il y ait plus d’opérations de recensement. Aujourd’hui nous en avons un tous les 10 ans, ce n’est pas assez », considère l’expert en économie.

Wissal Ayadi