Tunisie : Les semences, une filière assez bien organisée en amont, des failles en aval (Expert)

26-05-2023

Le secteur des grandes cultures en Tunisie est d’une grande importance pour l’économie du pays. Les semences utilisées dans ce secteur jouent un rôle crucial pour assurer des rendements élevés, améliorer la productivité et surtout garantir la sécurité alimentaire.

Pour autant la filière semencière pâtit de nombreux problèmes structurel qui empêchent son développement. Est venu s’ajouter cette année, des estimations de récoltes catastrophique qui couvrent à peine les besoins en semences pour la saison prochaine.

Aziz Bouhejba, membre du conseil national du Syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri), ingénieur agricole et céréalier dans la région de Zaghouan répond aux questions de GnetNews.

Récolte, multiplication et distribution: comment marche le circuit en amont?

Le processus pour les semences commence par l’obtention variétale. Elle se fait dans des instituts de recherches comme l’INRAT. Depuis quelques années, la Tunisie importe également des semences étrangères de céréales afin de les multiplier en Tunisie pour avoir des semences adaptées aux conditions du pays.

Ainsi, une fois les semences certifiées, la filière nécessite un tissu de multiplicateurs. Ce sont des sociétés semencières qui en contrat avec les agriculteurs font la multiplication de ces semences une fois obtenues par les obtenteurs (instituts de recherche ou obtenteurs privés).

Une fois multipliées, les semences sont commercialisées pour les agriculteurs pour l’ensemencement. Ces semences sont saines, viables, productives et qui s’adaptent à la zone géographique et aux changements climatiques. Les semences sont distribuées dans les régions céréalières en fonction de l’espèce et du climat.

Une agriculture trop traditionnelle

La filière semencière en Tunisie pour les grandes cultures subit déjà des difficultés en termes de qualité et de quantité pour subvenir aux besoins des agriculteurs, et ce, pour plusieurs raisons.

Dans un premier temps, Aziz Bouheba nous explique que cette filière nécessite une réglementation et des circuits de distribution organisés et contrôlés, ce qui manque cruellement à la Tunisie. Ceci est dû, entre autres, à la composition du secteur agricole. A cet égard, ce dernier rappelle que la  plupart des agriculteurs sont de petits exploitants. « Il faut savoir que 80% des exploitations céréalières en Tunisie disposent de moins de 20 hectares ce qui est considéré comme très faible pour les grandes cultures »,  nous dit-il.

Ainsi, ces exploitants ont du mal à s’organiser en coopératives les rendant individuellement incapables d’être rigoureux sur les cultures culturales, les choix des semences et les choix variétales.

Pour tenir en alerte et informer les agriculteurs, le ministère, les associations, les syndicats publient régulièrement les nouvelles variétés qui sont obtenues et quelles sont leurs caractéristiques d’adaptation et de productivité ou de sensibilité à telle maladie. Ce sont des connaissances qui sont censés avoir les agriculteurs, or ce n’est pas toujours le cas en Tunisie.

« Ceci est du notamment au faible encadrement de ces agriculteurs qui pratiquent une agriculture souvent très traditionnelle, qui ont un niveau d’éducation inférieur à la moyenne nationale et qui est également une population vieillissante », souligne Bouhebja. Sur ce dernier point, il explique que plus de 70% des agriculteurs ont plus de 55 ans.

« Tout cela fait que cette filière, malgré les efforts des autorités de tutelle, reste une filière assez bien organisée en amont (création variétale et multiplication), mais en aval il y encore beaucoup de travail à faire ».

Le principal problème réside dans le fait que beaucoup d’agriculteurs travaillent entre eux, en utilisant des graines qui ne sont pas forcément destinées à l’ensemencement, qui ne sont pas traitées ni nettoyées. « Il faut bien comprendre que les semences sont un produit noble, où il y a de la recherche, des traitements, qui est issu d’une technologie végétale et non un produit ordinaire que l’on sème de génération en génération. On constate que seulement 30% des superficies emblavées en Tunisie bénéficient de semences sélectionnées, traitées et testées », déplore le céréalier.

300.00 hectares risquent la friche

En raison d’une saison catastrophique,  certains agriculteurs qui sont multiplicateurs ont vu leurs parcelles déclassées à cause de la sécheresse. Ils représentent environ 50%, des agriculteurs. « Nous aurons un manque de semences d’environ 50% sélectionnées pour les agriculteurs qui les utilisent et pour les autres, qui pratiquent une agriculture plus traditionnelle, ils seront également en manque de graines car nous  allons collecter pas plus de 2 millions de quintaux, qui seront exclusivement destinés aux semences et non à la consommation, au lieu des 6 à 7 millions (mauvaises années) », nous dit Aziz Bouhejba.

A noter que pour les bonnes années, les récoltes s’établissent à environ 12 à 15 millions de quintaux.

Ainsi, les deux millions de quintaux, mentionnés ci-dessus, couvent à peine les besoins en semence de la Tunisie. Chaque année 1,3 millions d’hectares sont emblavés pour les grandes cultures et les besoins en semence sont de 2,3 millions de quintaux.

« Il y a des dispositions à prendre pour que les agriculteurs puissent se procurer les semences. Ces mesures sont en cours d’étude au sein du ministère de l’agriculture. Parmi elles, la collecte ciblée, et ce dès maintenant », nous confie le céréalier. Il s’agit de récolter des graines qui serviront de semences selon la propreté des champs, la variété qui est semée, l’origine de la semence déjà semée par l’agriculteur.

« Il faudra être vigilant à ce qu’aucune graine n’aille vers l’alimentation animale ou vers le circuit parallèle. Ce circuit a fait naitre depuis quelques années des artisans de produits dérivés de céréales », ajoute-t-il.

En prévision du manque de semences, certains agriculteurs n’hésitent pas à garder une partie de leur récolte pour l’ensemencement de la saison prochaine. Si cette pratique peut effectivement leur garantir un approvisionnement en semence, Aziz Bouhejba préconise tout de même de passer par le circuit officiel afin de garantir une meilleure qualité de la graine.

Mais pour cela, encore faut-il motiver les agriculteurs à rejoindre le circuit officiel de la filière semainière. Selon Aziz Bouhejba, il s’agit essentiellement d’activer le levier des prix. La différence entre les prix du marché parallèle et officiel est grande, puisqu’elle est de l’ordre de 30%. « On voit du blé se négocier entre 220 et 240DT le quintal alors que sur le marché officiel il ne dépasse pas les 140DT », nous confie le céréalier. Ainsi, l’agriculteur sera plus tenté de vendre sa récolte au petit artisan qui fait de la « bissa » ou des commerçants qui vendent des semences illégalement sur les souks.

Il est pour cela important que l’Etat revoit sa politique de compensation, accentue les contrôles, et améliore l’organisation des collecteurs afin que chaque variété puisse être mieux identifiée et distribuée dans les bonnes régions.

« Les risques sont importants. On parle beaucoup d’auto-suffisance en blé dur, mais on ne peut pas emblaver toutes les superficie en blé dur avec seulement la récolte prévue. Il va donc falloir qu’il y ait de la féverole, de l’avoine pour le bétail afin de faire du foin. C’est tout une stratégie à mettre en place pour minimiser les risques de ne pas avoir de semences du tout », poursuit Bouhejba.

Ce dernier indique également qu’en l’absence de semences la Tunisie risque d’avoir des terres en friche. Selon lui 300.000 voire 400.000 hectares menacent de ne pas être emblavées si les mesures prises ne donnent pas leurs fruits.

En Tunisie, la recherche dans le domaine agricole manque encore de beaucoup de moyens et d’organisation et ne permettent pas d’être compétitifs sur l’obtention variétale. Les principales raisons sont le rythme est très lent, l’utilisation d’anciennes variétés et la faible orientation des agriculteurs vers de nouvelles variétés qui sont plus productives.

« Il faut que nos chercheurs trouvent un minimum de confort pour mener à bien les travaux de recherche. Malheureusement les budgets sont en deçà de ce que demande la recherche actuelle comme le développement de la bio-technologie », conclut Aziz Bouhebja.

Wissal Ayadi