Tunisie : Les grandes surfaces à l’heure du rationnement, inquiétude grandissante chez les consommateurs (Reportage)

12-09-2022

Sucre, eau, café, thé, lait, beurre… La pénurie de ces produits, entre autres, est devenu l’objet de tous les débats aussi bien dans la sphère politique que dans les familles tunisiennes.

En effet, depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, la Tunisie fait face à un manque de produits de base qui est devenu chronique et presque banal pour les Tunisiens.

Spéculation ! crie-t-on au niveau de l’Etat. Mais peut-on vraiment tout mettre sur le dos de celle-ci ?

Des rayons de plus en plus vides…

Avant de pouvoir répondre à cette question, il était important de se rendre compte à quel point la pénurie en produits de base est importante. Pour cela, rien de plus simple. Il suffit de se rendre dans les supermarchés. Gnetnews est allé visiter l’un d’entre eux situé dans une zone résidentielle de l’Ariana, très fréquenté puisqu’il se situe dans une grande cité résidentielle.

Dès les premiers rayons, le manque de produits se fait sentir. Ceux abritant les produits laitiers ne sont pas fournis comme à leur habitude. Celui du beurre est vide, plus aucune plaquette de disponible. Une cliente nous explique qu’elle vient ici tous les jours, même plusieurs fois par jour afin de trouver du beurre. « C’est la rentrée des enfants et c’est moi qui confectionne les gâteaux pour leur goûter et je ne trouve pas de beurre… je me demande comment je vais faire », nous dit elle amèrement.

Le premier rèflexe serait de se rabattre sur les cakes et autres gâteaux tout prêts…là aussi surprise! Les rayons sont entièrement vide, celui des biscuits clairsemé…

Rayon cakes et biscuits

Un peu plus loin, le rayon des boissons… Pour ce qui est du lait, il est disponible mais sous certaines conditions… en effet la direction du magasin a annoncé via une petite affiche que le lait est limité à deux packs par chariot. Une sorte de rationnement qui nous fait craindre le pire… Comme expliqué dans un précédent article, la filière laitière est en péril et la pénurie commence à pointer.

Même chose pour l’eau. Alors que les chaleurs font encore ravage, l’eau minérale est aussi limitée à deux packs par client. Encore faut-il en trouver. Ce jour là, un lundi, jour de réapprovisionnement, seule une dizaine de packs étaient encore disponibles…

Rayon eau et lait

« Cela fait plusieurs mois que je ne trouve pas de sucre », s’insurge une cliente, excédée par les pénuries à répétition. « Je crains le pire, je ne sais pas où tout cela va nous mener. Même si on a de l’argent on ne peut pas acheter car on ne trouve plus rien », nous dit-elle.

Les affiches mentionnant les rationnements de produits sont présents dans plusieurs rayons, comme c’est le cas sur la photo ci-dessous:

Affiche mentionnant le rationnement des produits

Monia est la propriétaire d’un salon de thé, non loin du supermarché que nous avons visité. La colère la gagne quand on lui parle de pénurie. « Je ne trouve plus de café, de thé, de sucre, de bouteilles d’eau d’1/2 litres, le citron est à 9 dinars et mon fournisseur de jus ne peut plus m’approvisionner faute de sucre ! ».

Elle pense à vendre son affaire pour se reconvertir. « Nous suffoquons… Chaque jour mon mari fait des kilomètres pour au final trouver 2 paquets de café en grain. Vous trouvez ça normal ? Alors que nous croulons sous les charges d’électricité, d’impôts, etc. Si moi je paye, alors l’Etat doit me permettre de travailler », conclut-elle dépitée.

Subventions et monopole: les limites d’un modèle économique

Pour Moez Hadidane, économiste, les pénuries des produits alimentaires ne sont pas uniquement à mettre sur le dos de la spéculation comme l’Etat le rabâche depuis plusieurs semaines. « Je ne met même pas 10% sur le dos de la spéculation. Le problème, qui est structurel, vient essentiellement du modèle de subventions mené par l’Etat tunisien », explique-t-il.

Avant de poursuivre que « pour les produits alimentaires ce sont les structures de l’Etat (ex. Office des céréales,OCT pour le sucre, le café, le thé et le riz), qui assurent le monopole d’achat auprès de fournisseurs étrangers ou locaux. Ils disposent également du monopole dans la distribution de ces produits à travers un système de subventions. Ce système a aujourd’hui montré ses limites ».

En effet, depuis 1970, le système de subvention, à travers la création de la Caisse générale de compensation, a permis à la Tunisie de garder des prix bas au niveau des produits alimentaires. Mais en même temps il a eu des conséquences négatives aussi bien sur le budget de l’Etat, la balance commerciale et sur la filière agroalimentaire. « Ainsi, cela n’a pas encouragé à engager de nouveaux investissements, à augmenter la compétitivité puisque les marges sont fixes et que tout gain ne peut venir que d’une augmentation de la quantité produite », assure Hadidane.

Par conséquent, ce système a entraîné une surproduction et en parallèle une surconsommation et un gaspillage. Moez Hadidane, rappelle à cet égard que la Tunisie est le deuxième pays au monde le moins cher au niveau du pain et un des pays les plus consommateur de pain et autres dérivés des céréales.

« Aujourd’hui ce système de compensation est devenu insoutenable notamment pour le budget de l’Etat et pour la balance commerciale (importations). L’Etat n’a plus les moyens ni d’importer, ni même d’acheter ces produits sur le marché local. C’est pour cela, essentiellement, que nous nous retrouvons en pénurie de certains produits de base notamment », souligne l’économiste.

Il explique également cette pénurie par la situation fragile des agriculteurs tunisiens. « Pour l’agriculteur, la situation devient insoutenable. On laisse les agriculteurs face aux prix du marché au niveau des coûts et à la vente on lui impose un prix. C’est pour cela que nous avons de moins en moins d’agriculteurs et donc moins de production. C’est le cas surtout pour les céréales et le lait », affirme-t-il.

Libéralisation des prix

Aux égards de ces explications, si la Tunisie ne peut plus importer, en cas de pénurie sur le marché local, c’est la sécurité alimentaire du pays qui est menacée.

Pour Moez Hadidane, la seule solution est dans la refonte complète du système de compensation pour aller vers un modèle économique plus libéral. « Il faut que les prix de ces produits reflètent les prix réels. Pour cela, il faut libéraliser les prix et mettre en jeu la concurrence. Et c’est la loi de l’offre et de la demande qui fixera les prix. La libéralisation des prix va encourager les investisseurs à investir d’avantage et donc d’augmenter la production. Cette dernière va naturellement faire baisser les prix sur le moyen terme, car la loi de l’offre et de la demande va réguler naturellement les prix ».

d’après Hadidane, les Tunisiens doivent accepter que ces prix vont augmenter sur le court terme.

« Il faut des sacrifices. L’Etat doit sortir de la chaîne de subventions, laisser les prix retrouver leur vraie valeur. Pour ce qui est des familles nécessiteuses, il faut pratiquer une subvention ciblée en leur permettant de se déclarer comme étant dans le besoin afin de recevoir des aides », conclut-il.

Wissal Ayadi