Tunisie/ Espaces commerciaux : Les pâtes à gogo, le lait, le sucre…ça part toujours très vite (Reportage)

17-01-2023

Depuis de longs mois, les Tunisiens vivent au rythme des pénuries. Sucre, lait, café, ou encore beurre font partie des produits les plus manquants dans les rayons des supermarchés.

En plus d’une crise socio-économique qui perdure, cette situation pèse lourd sur le moral des citoyens, se sentant impuissants et les poussant parfois à la frénésie.

Pour se rendre compte de la réalité de ce fléau, Gnetnews s’est d’abord rendu dans un hypermarché du gouvernorat de l’Ariana. Il y a quelques jours des affichettes étaient apposées sur les rayons dédiées aux pâtes sur lesquelles il était indiqué que chaque client n’avait le droit qu’à deux kilos de pâtes, couscous, riz et semoule. En seulement quelques heures, cette annonce a fait le tour de la toile faisant craindre une nouvelle pénurie. C’est alors que les consommateurs se sont rués dans tous les magasins du pays pour éviter le manque.

Or aujourd’hui, le mardi 17 janvier, le rayon pâtes est totalement réapprovisionné. Les restrictions ont été levées et les clients peuvent acheter la quantité qu’ils souhaitent. L’un d’entre eux a demandé à d’autres clients si les restrictions étaient encore en vigueur. Un vendeur a alors précisé à tout le monde qu’il n’y avait pas de quantité maximum et qu’ils pouvaient faire leurs courses comme bon leur semble, en évitant bien sûr la frénésie.

Rayon pâtes dans un hypermarché de Tunis le 17.01.23

Nous lui demandons donc s’il y a réellement un risque de pénurie de pâtes et il a répondu que non. « Je ne fais pas partie du magasin, je travaille pour un représentant de deux célèbres marques de pâtes et je viens réapprovisionner les rayons. En réalité, la direction de la chaine du magasin a un différend avec le fournisseurs de pâtes, c’est pour cela qu’il y a eu une communication sur une restriction. C’était pour éviter de manquer de stock. Et finalement les Tunisiens ont pris cela pour une pénurie et ils se sont rués sur la marchandises. En l’espace d’une matinée, le rayon a été complètement vidé », nous révèle-t-il.

Une situation qui peut paraître cocasse, mais qui traduit bien une réalité, celle de la peur du manque qui pousse les consommateurs à acheter plus et à stocker. Un  comportement qui a aussi des conséquences sur les règles de l’offre et de la demande et l’augmentation des pratiques spéculatives.

Un constat qui est également partagé par l’Organisation de défense des consommateurs (ODC). Contacté par nos soins, le vice-président de l’ODC, Nejib Khalafaoui, admet que le comportement des Tunisiens est en partie responsable de cette pénurie. « Il faut que l’Etat communique de manière plus importante sur le manques de certains produits afin d’éviter ces phénomènes qui peuvent être très néfastes pour le marché », nous dit-il.

Un peu plus loin dans le rayon dédié au lait, des chariots et des palettes remplis de briques sont pris d’assaut par les clients. Touché également par une pénurie qui commence à se faire longue, le lait ne reste pas longtemps disponible dans le magasin. « Nous limitons à deux litres par client. En règle générale, nous recevons environ 200 litres de lait par jour et une matinée tout disparait », nous dit la vendeuse qui se charge de contrôler la restriction imposée.

Une cliente, scrute la date de fabrication et celle de péremption. « Je vérifie toujours car j’ai eu plusieurs fois la surprise d’avoir des paquets qui sont périmés », nous dit-elle. Un autre nous avoue discrètement qu’il est déjà entré et sorti du magasin à trois reprises pour pouvoir constituer un stock. « J’ai 2 enfants en bas âge et il est impensable de les laisser sans lait alors je suis obligée de faire ça. A chaque fois, je change de caisse pour pas que l’on me reconnaisse ».

Lait limité à deux paquets par personne. Tunis le 17.01.23

En ce qui concerne, le lait, Nejib Khalfaoui indique qu’il ne s’agit pas seulement de spéculation, comme les autorités veulent bien le faire croire. « Il faut voir la réalité en face, nous avons de moins en moins d’éleveurs de vaches laitières dans le pays. C’est pour cela que nous avons une pénurie de lait. Ce n’est plus rentable pour eux d’en produire et l’Etat ne veut pas revoir ses prix à la hausse », nous dit-il.

Par ailleurs, le sucre et le café n’étaient pas disponibles dans l’hypermarché, ni même dans le supermarché de quartier dans lequel nous nous sommes rendus par la suite. Ici, les produits manquent encore plus. Aucune trace de lait, de café, ou de sucre… mais le rayon des pâtes est bien fourni. Une cliente nous explique qu’elle vient tous les jours pour espérer trouver au moins un litre de lait. « Je n’en trouve jamais. Cela devient énervant », déplore-t-elle.

En nous faisant passer pour un client, une salariée du magasin nous indique qu’une partie du stock arrivant le matin est laissé de côté pour les salons de thé et cafés des alentours qui, selon elle, soudoient quelques employés. « Ils récupèrent au moins un packs de 6 tous les jours qu’ils payent en caisse et les récupèrent par l’arrière du magasin », avoue-t-elle.

De son côté, l’Etat continue de nier les pénuries. Le président tunisien Kaïs Saïed a déclaré la semaine dernière, lors d’un déplacement dans le quartier populaire de Beb Jdid, dans le centre-ville de Tunis, que les produits de base sont disponibles sur le marché local, mais que certains « cherchent exprès à provoquer une pénurie pour envenimer la situation Â», selon ses dires.

Houssemeddine Touiti, directeur général de la concurrence et des enquêtes économiques au ministère du Commerce, s’est exprimé le 4 janvier dernier sur la Radio Nationale. Il a avait alors affirmé que certains produits de première nécessité dont l’huile végétale subventionnée, le sucre en poudre subventionné et le café sont indisponibles du fait d’un dérèglement des circuits de distribution. Ajoutant par ailleurs, que ces pénuries sont les répercussions du conflit russo-ukrainien, les changements climatiques et les retards d’importations. Il a également dénoncé les stockages illégaux et le phénomène de spéculation.

« On ne peut pas tout mettre sur le compte de la spéculation. Tout le monde sait que la situation financière de la Tunisie est très difficile et que ces pénuries sont dues en grande partie à l’impossibilité de la Tunisie de payer les fournisseurs, mais aussi, à un contexte mondial compliqué. Encore une fois, il faut que l’Etat sensibilise les consommateurs à un comportement responsable en expliquant de manière claire et transparente que la frénésie ne fait qu’envenimer les choses », conclut. Nejib Khalfaoui.

Il paraît essentiel que les autorités réagissent à cette situation qui pourraient prendre des dimensions dramatiques, surtout à l’approche du mois saint de Ramadan où la consommation bat son plein.

Wissal Ayadi