Tunisie : Saïed a-t-il le droit de sermonner Mechichi, quelle marge de manœuvre lui accorde la constitution ?

24-09-2020

Le président Kaïs Saïed n’y est pas allé de main morte, hier mercredi 23 septembre, dans son admonestation au chef du gouvernement, Hichem Mechichi, sur les nominations auxquelles il a procédé dernièrement au sein de son cabinet. Le nouveau locataire de la Kasbah, investi il y a peine trois semaines, a choisi de s’entourer de personnalités ayant servi sous l’ancien régime pour conduire son cabinet et les affaires du pays ; chose qui a suscité des réactions mitigées au sein de l’opinion publique, mais qui n’a pas eu l’heur de plaire à celui qui est à l’origine de sa propulsion au sommet de l’Etat.

Constitutionnellement parlant, l’exécutif tunisien est bicéphale et est incarné par le président de la république et le chef du gouvernement. Le régime mixte, mi- présidentiel, mi- parlementaire, inscrit dans la constitution du 27 Janvier 2014, a partagé les pouvoirs entre les deux têtes de l’exécutif et a même accordé plus de prérogatives au chef du gouvernement, qui, normalement, devra être issu de la majorité parlementaire.

Mais, étant donné que l’Assemblée, celle émanant des législatives d’octobre 2019, n’est pas dotée d’une majorité, face à un paysage parlementaire effrité, et vu les crises successives survenues en Tunisie depuis le dernier scrutin en matière de nomination du chef du gouvernement, cette mission a incombé, à deux reprises, au président de la république, d’abord pour Elyes Fakhfakh, dont la mission a tourné court, et ensuite pour son successeur.

Choisi par Saïed, en tant qu’indépendant, technocrate et homme de l’administration, la désignation de l’ancien ministre de l’Intérieur était inattendue, et a suscité la surprise de tous, mais les uns, et les autres ont fini par s’y faire, avec les revirements désormais coutumiers à la vie politique en Tunisie ; ses soutiens de départ sont devenus ses adversaires à la fin et vice versa, en fonction des alliances, des rapports de force, et des affrontements dictés par  la conjoncture politique.

Côté relation entre Saïed et Mechichi, les deux hommes étaient plus ou moins en symbiose au début, a fortiori avec la décision du second d’opter pour un gouvernement de compétences, comme le préfère le premier qui ne cache pas son désamour des partis politiques. Mais, leurs rapports se sont vite tendus, notamment à cause des supposées ingérences du président dans le choix des membres du nouveau gouvernement, outrepassant ses prérogatives constitutionnelles qui lui donnent le droit de choisir uniquement les ministres des Affaires étrangères et de la Défense nationale.

 Rappel à l’ordre et recadrage

Les choses ont avancé cahin-caha, Mechichi a réussi son pari à l’Assemblée, et est parvenu à occuper le fauteuil de la Kasbah. Il est, en vertu de la loi fondamentale, investi des pleines prérogatives, et a toute latitude de choisir ses collaborateurs et conseilleurs en toute indépendance, sans avoir à rendre des comptes à quiconque, n’eût été le président de la République.

L’article 92 de la Constitution accorde d’ailleurs de très larges prérogatives au chef du gouvernement, dont la nomination et la révocation des emplois de la haute fonction publique, que dire de son cabinet ?

En revanche, il n’y a rien dans la même constitution qui autorise Kaïs Saïed à interférer dans les prérogatives du chef du gouvernement, et l’inverse est vrai. Quelle légitimité donc de son discours d’hier qui a sonné comme un rappel à l’ordre au chef du gouvernement, et qui s’il a été applaudi par les uns, percevant en cela une position de principe, a contrarié les autres, qui pointent une énième tentative de diviser les Tunisiens.

Deux points ne peuvent être occulter là-dessus. Le premier est la symbolique de la fonction présidentielle qui est très forte, d’autant que Kaïs Saïed a été élu à une écrasante majorité des Tunisiens, et le deuxième est le fait que ce soit lui qui a nommé Hichem Mechichi, donc il a l’ascendant sur lui, d’une manière ou d’une autre.

C’est en tant qu’autorité morale, que garant de dépôt placé en lui par le peuple, et par loyauté envers celui-ci, que le chef de l’Etat semble avoir placé son recadrage de la veille de celui qu’il semble considérer comme son Premier ministre.

Conflits de compétences entre les deux têtes de l’exécutif

L’absence de la Cour constitutionnelle qui devra statuer sur les conflits entre le Président de la République et le Chef du gouvernement, comme le stipule l’article 101 de la loi fondamentale, ne fait que complexifier la situation. A plus forte raison que Kaïs Saïed a menacé hier de prendre des mesures pour empêcher « ces personnes encore demandées par la Justice, d’accéder à l’Etat et à la présidence du gouvernement ».

De quels pouvoirs dispose-t-il pour mettre en exécution ses menaces ?

Kaïs Saïed ne pourrait, à ce stade, recourir à l’article 99 et demander à l’Assemblée des représentants du peuple de procéder à un vote de confiance au gouvernement, étant donné qu’un éventuel  vote de défiance ne pourrait intervenir que six mois après le premier passage du gouvernement à l’Assemblée.

Reste l’article 80, celui sur la proclamation du péril imminent, dont il était déjà question la dernière période et qui permet au président de concentrer tous les pouvoirs. Pense-t-il y recourir, peut-être, Cette situation exceptionnelle paraît, cependant, exagérée et inappropriée avec le contexte actuel. Un nouvel embrouillamini, en attendant que le climat se décante.

H.J.