Grand-Tunis : Des quartiers dépérissent, d’autres voient le jour, sans une politique urbanistique viable (Experts)

22-11-2022

Tunis, capitale à l’histoire millénaire où différentes civilisations se sont succédé, laissant chacune derrière elle une empreinte. Pourtant, depuis l’indépendance, le paysage urbain de ce qu’on appelle aujourd’hui le Grand-Tunis, n’a cessé d’évoluer…mais pas vraiment dans le bon sens…

Bâtiments délabrés, cités dortoirs, quartiers délaissés et hyper-urbanisés… Un phénomène qui a complètement dénaturé son aspect et qui, au fil des décennies, a laissé place à une certaine laideur ambiante, à laquelle nous semblons, nous citoyens, s’y être habitués…

Pour comprendre les raisons de ce fléau, nous nous sommes adressés à Adnen El Ghali, architecte et urbaniste, membre de l’Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis (ASM), et expert au Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) et à Yassine Turki, ingénieur/urbaniste et Maître de conférence à l’Institut Supérieur des Technologies de l’Environnement de l’Urbanisme et du Bâtiment (ISTEUB).

Une vision erronée

Quand on se promène dans les rues et différents quartiers du Grand-Tunis, il est difficile de comprendre son style urbanistique. Des façades sans aucun cachet ou délabrées, côtoient des immeubles Haussmanniens de grande qualité mais non entretenus, des couleurs de murs qui ne sont en aucun cas harmonieuses les unes avec les autres, des quartiers entiers d’habitats anarchiques qui juxtaposent d’autres plus luxueux… En somme, un paysage urbain hétéroclite n’ayant que très peu de sens.

Le Grand-Tunis est composé de 38 municipalités ayant chacune leur plan d’aménagement urbain. La capitale dispose également d’un schéma directeur du plan d’aménagement de Tunis ; il existe l’Agence d’urbanisme du Grand Tunis, chargée, entre autres, de penser la ville.

« En réalité il n’y a jamais eu de textes ambitieux en la matière. Pourtant, nous avons un héritage d’une extrême richesse. La plus ancienne trace de document urbain est un manuscrit du XIVème siècle, datant de l’époque Hafside (« El Dokkena » et « L’Art de bâtir »). Quand on dit que l’on part de rien c’est faux. Il s’agit plutôt d’une sorte de misérabilisme d’une partie de ceux qui sont en train de penser la ville », explique Adnen El Ghali..

L’expert ajoute que les autorités compétentes, travaillent avec des textes qui sont inadaptés aux problèmes d’aujourd’hui et à la lecture qu’elles devraient avoir sur les villes. « Les textes (plans d’aménagement, plans directeurs, etc…) s’inscrivent dans ce qu’on appelle l’urbanisme d’extension et qui reflètent une certaine mentalité vis à vis de l’urbanisme.  La Tunisie souffre d’un complexe d’infériorité qui consisterait à croire que pour développer il faut urbaniser. Dans la pensée de certains urbanistes, les villes sont à expansion illimitée », ajoute l’architecte.

Une vision que partage l’urbaniste Yassine Turki. « Notre arsenal juridique s’intéresse seulement à l’extension. Nous n’avons pas développé d’outils et d’instruments pour valoriser et entretenir l’existant. Pourtant il existe bien des outils de requalification urbaine ou de régénération urbaine mais nous n’avons pas les moyens de les mettre en œuvre », nous dit-il.

Le nomadisme urbain

Autre phénomène qui a mené le Grand-Tunis vers ce niveau de laideur, la pratique, de ce que l’on appelle le nomadisme urbain. C’est à dire que les quartiers qui étaient à la mode dans les années 50 ont été très vite dépassés par des quartiers qui ont vu le jour dans les années 60 et 70.

« Dès que l’on aménage un nouvel espace, on ne pense plus à entretenir et à préserver la qualité urbaine du quartier qui a été crée juste avant », affirme Adnen El Ghali.

Les exemples les plus flagrants sont les quartiers du Bardo et de Montfleury, qui étaient à cette époque les plus beaux espaces de la capitale. « Aujourd’hui ces deux villes ont perdu une grande partie de leur patrimoine, les bâtisses sont complètement décrépis et les magnifiques bâtiments de style « Art Déco » ou « Art nouveau » ne bénéficient  d’aucun type de protection. Nous avons un répertoire du savoir faire tuniso-européen qui est totalement à l’abandon », déplore-t-il. 

Ainsi, ces deux quartiers se sont détériorés car d’autres zones ont été urbanisées par la suite.

Pour résumer, quand un quartier dépérit, c’est un autre qui est entamé car la Tunisie s’est toujours placée dans une logique d’extension. C’est le cas par exemple, des ambassades décrit Adnen El Ghali. « Au départ, elles sont presque toutes localisées dans la médina de Tunis (Cf. Reportage sur l’ancien quartier consulaire de Tunis). Avec le protectorat, elle sortent dans la ville européenne. Au moment de l’indépendance, elles s’installent du coté du Belvédère. Après l’indépendance elles déménagent finalement à Mutuelle-ville. Et de nos jours,  c‘est l’Etat lui même qui encourage les chancelleries à se délocaliser aux Berges du Lac et au Centre Urbain Nord. On use un territoire jusqu’à la moelle et quand il est dégradé on l’abandonne », lance-t-il.

La banalisation des quartiers

Adnan El Ghali parle aussi de la banalisation des espaces urbains. Il prend pour cela un autre autre exemple, celui du centre-ville de Tunis. « Dans les années 50-60 les gens quittaient la médina pour s’installer dans la ville européenne. Or cette dernière a souffert de cette banalisation. C’est à dire que l’on ne reconnait plus au territoire sa qualité propre en lui attribuant des qualités qui ne sont pas les siennes. Nous avons des textes d’aménagement très pauvres qui considèrent que la surface de toutes les terres de la Tunisie sont urbanisables. Ainsi, les aménageurs pensent d’abord quantité avant qualité ».

C’est le cas notamment du quartier des UV4, symbole de l’habitat semi-collectif, qui a été très bien pensé et très bien aménagé lors de sa création dans les années 70 par la SNIT.. Mais par la suite,  il a été détérioré à cause de cette volonté de densifier encore plus, de démolir puis de reconstruire ou encore de déclasser des jardins publics pour en faire des terres constructibles.

En somme, les pouvoirs publics ne font pas la différence entre lotir une parcelle en plein centre-ville, à Ennasr ou au Lac. D’après EL Ghali, « il n’existe ainsi aucune notion de qualité d’espace, de qualité de ville, ni de qualité architecturale et patrimoniale. Quand on parle de qualité de ville on parle aussi de qualité de vie », a-t-il précisé.

Il y aussi un autre phénomène qui concerne la banalisation des appartements autrefois occupés par les étrangers qui ont été « contraints » de partir après l’indépendance. En effet, les logements qui ont été libérés par ces populations, retournées en Europe notamment, au lendemain de l’indépendance ont été récupérés par l’Etat pour en faire des logements sociaux. Donc aujourd’hui à Tunis, il existe des biens extraordinaires de 120m2 en marbre de carrare avec des manteaux de cheminée en granit qui sont loués comme logements sociaux et laissés à l’abandon par la SNIT.

« Si les bâtiments se dégradent, la ville se dégrade et les quartiers se dégraderont, leur faisant perdre toute leur harmonie », relève l’architecte/urbaniste.

Le pendant de cette banalisation est la « taudification ». C’est le cas du centre-ville de Tunis et notamment de la Médina, qui est inscrite au patrimoine de l’UNESCO, qui a souffert d’un processus de taudification très tôt et qui a été pris en charge par l’Etat par tronçon, avec un très gros effort dans les années 90 via le fameux projet « Oukela ». Mais jusqu’à maintenant, la médina  ne dispose d’aucune vision cohérente.

L’Etat à la rescousse de l’informel…et vice-versa

Autre aberration celle du zonage. Il s’agit de l’outil qui consiste à définir des zones à fonctions exclusives (habitat, travail, bureaux…). En Tunisie, nous aménageons encore nos territoires comme de cette manière. « On parle encore de lotissements  sur des terres agricoles qui seront perdues à jamais. On y construira des logements, loin de toute commodité, dont les habitants seront dans l’obligation d’acheter un véhicule parce que le transport public est déficient, pour des quartiers qui vont couter très cher à l’Etat en termes de viabilisation », affirme Adnen El Ghali.

La conséquence, c’est que si l’Etat n’est pas en mesure de viabiliser ces espaces, cela favorise l’émergence de lotissements sauvages, qui s’installent en toute impunité en volant littéralement des terres (80% des cas). Et par la suite quand l’Etat s’en rend compte, la pression sociale est telle qu’il sera obligé de régulariser ces lotissements, favorisant un marché parallèle de l’immobilier au détriment des citoyens qui payent des impôts et des taxes et qui ont construit de manière légale.

Selon l’urbaniste Yassine Turki, il existe en Tunisie deux processus d’urbanisation. D’une part, le formel comme le projet des Berges du Lac, de l’AFH ou des promoteurs privés. Et d’autre part il y le processus informel dans lequel l’Etat intervient à posteriori pour régulariser ou apporter des améliorations au niveau de l’infrastructure.

« Le problème c’est que nous n’avons pas les moyens de rendre effectif les plans d’aménagements. Les plans sont utilisés d’avantage pour régulariser les situations existantes », a-t-t-il fait savoir.

Pourtant, d’après la loi, la construction de lotissements informels est passible d’une peine de prison, mais cela n’a jamais été appliqué. Au lieu de punir pour éviter l’anarchie, l’Etat a mené depuis toujours une politique de régulation, n’ayant pas les moyens d’offrir un parc immobilier correspondant à toutes les catégories sociales. « Généralement ce sont les personnes les  moins aisées qui construisent illégalement, faute de pouvoir accéder à la propriété via un crédit bancaire. Ainsi, les autorités interviennent a posteriori pour régulariser et se dédouaner de la question de comment loger ces gens, n’ayant aucune alternative à leur proposer. L’Etat n’a pas de volonté de maitrise urbaine, puisque ce sujet est relégué en troisième place des priorités gouvernementales », conclut Yassine Turki.

Wissal Ayadi

1 Auteurs du commentaire
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Sherlock Homss

On a surtout créé des « favelas » dans certaines zones, n’ayant pas eu le courage de les détruire et reconstruire selon des critères modernes en les dotant d’infrastructures adéquates quand il était encore temps et avant qu’elles ne se peuplent progressivement dans le désordre absolu.
Même les « nouvelles zones » d’habitation (Lac de Tunis II, « Jardins de Carthage », etc.) se sont révélés des « déserts urbains », où il ne fait pas bon se promener à pied dès la tombée de la nuit…