Tunisie/ Economie : Deux scénarios possibles en vue d’une sortie de crise (Experts)
Une économie marquée par une croissance en berne depuis dix ans, accompagnée d’une forte inflation (6 % par an), la Tunisie est dans une crise économique grave… Une situation à laquelle est venue s’ajouter la pandémie ; le Covid-19 a anéanti les recettes touristiques, dernière branche à laquelle le pays se tenait pour ne pas couler.
Le nouveau gouvernement dirigé par Najla Bouden devra donc faire preuve de courage pour redresser l’économie, en planchant, en priorité, sur l’élaboration du projet de loi de finances complémentaire de l’année 2021, et de la loi de finances 2022.
En attendant les négociations avec le FMI pour la mobilisation de fonds nécessaires aux financements de l’Etat sont à l’arrêt, tandis que des discussions préliminaires seraient en cours pour faire appel à des fonds saoudiens, émiratis ou encore algériens…mais à quel prix ?
Afin d’analyser cette crise, nous avons fait appel à deux experts en économie: Moez Hadidane et Abdelkader Boudriga.
Dégradation des indicateurs
Les données officielles indiquent que le ratio entre la dette et le PIB de la Tunisie est passé de 40,7 % en 2010 à plus de 100% actuellement. Ainsi, l’augmentation du niveau de la dette publique a provoqué la détérioration de la situation budgétaire depuis 11 ans, faisant passer le déficit budgétaire de -1% du PIB en 2010 à -6,1% du PIB pour 2020. Une tendance qui semble se poursuivre pour l’année en cours.
Comme les chiffres le montrent ci-dessus, la détérioration des finances publiques ne date pas d’aujourd’hui, mais de 10 ans en arrière. C’est ce que nous confirme Abdelkader Boudriga, professeur d’économie et de finances. « L’accès aux revendications sociales post révolutionnaires a généré un déficit chronique duquel la Tunisie n’arrive pas à sortir ».
A cet égard, il indique que l’augmentation de la masse salariale et des salaires dans la fonction publique, l’inflation, l’absence de productivité et donc de croissance, la hausse des dépenses publiques sont les causes de ce déficit.
« C’est une crise de devise »
La Tunisie a besoin de 2,4 milliards de dollars pour boucler son budget 2021. Des négociations avaient bien eu lieu entre Tunis et le FMI mais elles sont au point mort.
Ainsi, pour Moez Hadidane, expert en économie, il s’agit bien d’une crise de devises et non de dinars. « Nous avons un problème d’approvisionnement en devises. Le besoin du déficit n’est pas entièrement en dinars », nous dit-il. Selon l’expert, actuellement les réserves en devises se situent à 21 milliards de dinars, correspondant à 130 jours d’importation.
Alors pourquoi ne pas puiser dans ces réserves pour mobiliser les fonds nécessaires aux financements de l’Etat ? Ce serait une erreur très grave selon Hadidane. « A court terme, il y a la possibilité de pomper les réserves disponibles pour payer les déficits et toutes les dépenses nécessitant des devises.
Mais après 3 mois, nous n’aurons plus rien et donc plus la capacité d’approvisionner le pays en céréales ou en gaz naturel et là ce sera vraiment la catastrophe », lance-t-il.
L’agence de notation américaine Moody’s a abaissé la note souveraine de la Tunisie de B3 à Caa1, et maintenu la perspective négative.
Moody’s explique dans son rapport que, « le déclassement en Caa1 de la note souveraine de la Tunisie, reflète l’affaiblissement de la gouvernance et une incertitude accrue quant à la capacité du gouvernement à mettre en Å“uvre des mesures à même de faciliter l’accès aux financements nécessaires pour répondre aux besoins de financement élevés, au titre des prochaines années ».
« La note des agences de notations ne doivent pas être prise à la légère sous prétexte de souveraineté nationale. Nous devons rembourser 2 milliards de dollars en devises. Les agences de notation donnent deux notes : une en monnaie locale et l’autre en devises. La note la plus importante, celle analysée par les investisseurs, est celle en devises », affirme M. Hadidane.
FMI ou pays amis ?
Le directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale au Fonds Monétaire international, Jihad Azour, a déclaré ces derniers jours que « le fonds appuie la Tunisie et est prêt à lui fournir une aide supplémentaire, afin de lui permettre de faire face aux défis économiques et aux répercussions immenses de la pandémie du Coronavirus ». Et de poursuivre « qu’il est important de relancer la croissance, ce qui requiert de baisser les dépenses publiques, d’aider le secteur privé ayant été touché par la pandémie du Coronavirus, et de lutter contre l’inflation ».
Pour Moez Hadidane, la meilleure solution serait le recours aux fonds du FMI. En effet, il indique à cet égard que les conditions de l’institution financière sont une aubaine pour la Tunisie car elles lui permettraient d’engager des réformes économiques structurantes et importantes afin d’atteindre un équilibre de financement public durable.
De son côté, Abdelkader Boudriga donne un tout autre point de vue concernant le Fonds Monétaire International. D’après lui, le FMI est en partie responsable de la situation financière actuelle de la Tunisie. « Après la révolution, le FMI avait soutenu financièrement la Tunisie sous prétexte de transition démocratique, à condition qu’elle entreprenne des réformes…mais les gouvernements successifs ont été dans l’incapacité de réformer et le FMI a fait preuve de laxisme dans le suivi des réformes promises », nous dit-il.
« La note de la Tunisie se dégrade d’année en année. Et rien ne montre que la situation va s’améliorer. Nous sommes à deux grades de la note D qui est synonyme de faillite », souligne Hadidane.
Selon lui , si le FMI fait de la résistance, l’autre solution serait de faire appel à la coopération bilatérale. C’est à dire emprunter à des pays amis. « Pour ma part je ne suis pas pour cette solution car elle va vraiment toucher à la souveraineté du pays. Si le FMI demande des conditions économiques, les pays amis peuvent demander des conditions politiques. Cela reste une solution à court terme, car au final on ne résout rien, et nous n’aurons pas fait les réformes dont le pays à profondément besoin ».
En effet, le directeur général du financement et des paiements extérieurs à la Banque centrale de Tunisie (BCT), Abdelkrim Lassoued, a révélé cette il y’a quelques jours que des discussions très avancées étaient en cours avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en vue de mobiliser les ressources nécessaires aux financements de l’État, évoquant l’éventualité d’un recours à l’Algérie.
Pour le professeur Boudriga, que ce soit le FMI ou les pays mentionnés ci-dessus, il y a toujours des enjeux politiques. « Une coopération bilatérale avec les pays du Golfe peut aboutir car il vont avoir de la liquidité grâce à l’augmentation du prix du pétrole. La contre-partie sera forcément politique et surtout géo-politique », dit-il.
« Le dernier recours serait de faire appel au Club de Paris, mais cela signerait définitivement la faillite de la Tunisie », ajoute Moez Hadidane. Pour rappel, le Club de Paris est un forum dont la mission est de trouver des solutions pour la dette des pays ayant des difficultés financières, à travers l’allègement ou le rééchelonnement, jusqu’au rétablissement de leur situation financière. Une hypothèse qui, selon Abdelkrim Lassoued, n’est pas posée.
«Manque de stratégie…et de courage »
Si l’hypothèse du recours au FMI semble être la plus probante et la plus rassurante, elle ne pourra être qu’avec des réformes structurante, fortes…et surtout douloureuses.
« La solution pour redresser la Tunisie n’est pas technique elle est politique », nous dit Abdekader Boudriga.
En effet selon lui, il y a trois préalables :Â
Il explique dans un premier temps qu’il faut une vision économique sur le modèle vers lequel nos dirigeants veulent emmener la Tunisie. « C’est un choix idéologique. Pour le moment les seuls axes proposés par le président sont la lutte contre la corruption et la répartition des richesses, sans préciser vers quel modèle nous voulons aller ; digitalisation, économie verte, par exemple », déplore-t-il.
La Tunisie doit se munir d’un projet politique clair faisant notamment allusion à quel type de régime politique, a-t-il indiqué, affirmant que le régime présidentiel est le meilleur compromis. «Si la Tunisie fait faillite, ce serait le témoignage de l’échec d’une transition démocratique ».
Selon le professeur en économie, il y a un manque criant de compétence dans le domaine de l’économie et des finances.
« Il faut aussi faire une liste des enjeux de la Tunisie », lance Boudriga. D’après lui, parmi les enjeux il y a le stress hydrique, l’éducation pour freiner l’hémorragie de la fuite des cerveaux, le déclin de l’artisanat, la détérioration de la qualités des terres agricoles ou encore la dégradation du service public et la disparition de la culture du travail.
De son côté, Moez Hadidane invoque l’urgence de mener une politique d’austérité et de mettre en place des réformes douloureuses.
Ainsi, l’expert préconise de faire baisser la masse salariale. « Il faut que l’Etat négocie avec les syndicat pour que sur une période trois ans, il n’y aura pas d’augmentation des salaires dans la fonction publique. Ce sera déja un message fort », dit-il.
Hadidane émet également l’idée que la Tunisie baisse et réoriente les subventions sur certains produits.« Pourquoi ne pas augmenter le prix de la baguette de 200 à 250 millimes, sachant le gaspillage énorme de ce produit ».
Enfin, pour l’économiste, le plus grand chantier et le plus difficile est la restructuration et la privatisation de certaines entreprises publiques. Selon lui, Tunisair, la STIR, El Fouledh ou encore la STEG ne doivent plus être un fardeau pour l’Etat. « Pour exemple, la STEG doit se contenter de distribuer l’énergie et ne doit plus avoir le monopole à la fois sur la distribution, le transport et la production. Plus personne ne fait ça dans le monde! », déplore-t-il.
Il propose également le recours aux concessions. « Le Port de Radès pourrait en être le meilleur exemple », conclut-il.
Wissal Ayadi