Tunisie : Lutte contre l’exclusion financière : Etats des lieux et enjeux de la future loi, selon deux experts

12-01-2024

La question complexe de l’inclusion financière en Tunisie est au cœur des préoccupations. Ainsi, ” La Lutte contre l’exclusion financière “, est le nouvel intitulé du projet de loi relatif à l’inclusion financière et la facilitation d’accès au secteur financier. Il a fait récemment l’objet d’une séance de travail au palais du gouvernement à la Kasbah. L’objectif de l’amendement de ce texte est de relever les défis persistants et d’explorer les solutions pour remédier à l’exclusion financière, toujours latente en Tunisie.

Khaled Bettaieb, expert en inclusion financière et Anis Wahabi, Expert-comptable, ont bien voulu nous livrer leur analyse sur la question.

Qu’est-ce que l’inclusion financière ?

Khaled Bettaieb met en lumière la nécessité de comprendre l’exclusion financière avant de discuter de l’inclusion. Il explique qu’être exclu financièrement, c’est être en dehors d’un écosystème doté d’un accès aux opérations financières. « Être inclus c’est le fait de détenir un compte bancaire mais pas seulement. Il peut s’agir d’avoir également ce qu’on appelle plus communément aujourd’hui un wallet. Ce wallet peut être technique, virtuel, dans lequel on peut loger des avoirs financiers. Il permet des opérations financières qui vont du paiement d’achat, à la souscription d’un crédit, d’une assurance, d’une épargne…. Ce n’est pas uniquement du paiement mais toute la chaîne liée aux flux financiers », explique Bettaieb.

Soulignant qu’officiellement, seulement 35% de la population serait incluse financièrement en Tunisie, Battaieb relève que ce chiffre peut être trompeur. « En réalité ce chiffre se situe au-dessus car entre temps de nombreux efforts ont été entrepris, il mentionne les efforts déployés lors de la crise du Covid-19, où la distribution d’aides sociales a introduit de nombreux citoyens à la détention d’un compte électronique.

« Que ces comptes soient restés actifs ou non, ils ont donné la possibilité à de nombreuses personnes de disposer d’un compte électronique. La Poste tunisienne avait encouragé cette initiative en créant le compte « DigipostBank D17 », rappelle-t-il.

Certains sont exclus par choix

Bettaieb pointe du doigt la réalité où une partie de la population choisit l’exclusion, souvent en raison du coût associé à la détention d’un compte bancaire et des perceptions négatives envers les banques. Certaines personnes refusent d’avoir un compte en banque car cela leur coute trop cher et surtout parce que l’image de la banque ne leur correspond pas. « Pour de nombreux Tunisiens, la banque c’est un costume, une cravate et un statut social ; ils n’osent pas aller à la banque de peur d’être mal reçus ».

De plus, il ajoute que du côté des banques, l’accueil de ces catégories de personnes, considérées comme les plus vulnérables et les plus pauvres, n’est pas très encourageant. « Or nous avons un article de loi qui donne le « droit au compte » et qui permet à n’importe quel citoyen de disposer d’un compte quel que soit son statut social. Mais malheureusement les banques demandent beaucoup trop de paperasses comme une fiche de paye ou un montant minimum à déposer dans le compte. Il y a déjà des obstacles, délibérés ou non, mais qui n’incitent pas à l’ouverture d’un compte ».

Bettaieb affirme également que si dans certains cas les citoyens sont obligés de détenir un compte, ils se dirigent vers la Poste tunisienne et non pas vers les banques car dans leur imaginaire, La Poste est beaucoup plus proche du citoyen que les banques.

Anis Wahabi partage une perspective similaire, mettant en avant le faible taux de bancarisation en Tunisie, qui est seulement de 35%. Il souligne que ce taux peine à augmenter en raison de facteurs culturels et de contraintes financières. Wahabi évoque le coût élevé des frais relatifs aux comptes bancaires, illustrant cela par des exemples de travailleurs préférant être payés en espèces pour éviter les frais bancaires.

Améliorer le taux d’acceptation

Khaled Bettaieb souligne l’importance d’un réseau d’acceptation étendu pour promouvoir l’inclusion financière et appelle l’État à jouer un rôle proactif dans le processus de dématérialisation des transactions. « Avant de réviser le texte, il faut que l’Etat soit le premier acteur du Decashing en Tunisie. Pour cela il ne doit plus ni recevoir ni donner en espèces en encourageant le paiement par carte bancaire ou par téléphone ».

Par ailleurs, aujourd’hui en Tunisie, s’il est possible d’avoir un wallet via des établissements de paiement, encore faut-il pouvoir l’utiliser à sa guise. « Le réseaux d’acceptation restent encore rares. Payer avec son téléphone n’est pas encore possible ni dans les grandes surfaces, ni dans les petites épiceries ». Ainsi, la solution pour l’inclusion financière passe tout d’abord par la création d’un réseau d’acceptation.

« Il faut une stratégie nationale et non pas des actions sporadiques. L’objectif en Tunisie est de limiter le cash, assurer la traçabilité, fluidifier les transactions et l’inclusion est le moyen d’y parvenir et non une finalité », ajoute Khaled Bettaieb.

Le retard de la Tunisie dans l’inclusion financière

Wahabi pointe du doigt le marché informel, représentant plus de la moitié de la population. En effet, en Tunisie 54% de la population opère dans le marché informel, et ceux-là n’ouvrent pas de compte. « C’est la structure économique qui veut que nous avons peu d’inclusion financière en Tunisie », déplore Wahabi.

Ce dernier appuie sa réflexion en prenant l’exemple d’autres pays en Afrique et fait part d’un retard important de la Tunisie dans le secteur du « Mobile Banking ».

« Si l’on regarde l’expérience d’autres pays qui nous ressemblent avec la même structure dont le marché informel, l’emploi précaire ; la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Bénin par exemple. Ces pays sont largement en avance par rapport à la Tunisie en ce qui concerne l’inclusion financière. Le problème c’est que nous avons toujours pensé que l’inclusion financière ne peut se faire qu’à travers les banques, alors que nous avons oublié qu’une très grande partie de la population peut être concernée par d’autres types de produits financiers comme le mobile banking », relève l’expert-comptable.

Le lobby des banques

Anis Wahabi met en avant le lobby bancaire puissant, accusé de freiner la diversification des acteurs dans le secteur financier. Il plaide pour une vision stratégique et régulatrice plus forte afin de favoriser une véritable transformation digitale et de diversifier l’accès aux services financiers.

« Il faut savoir que nous avons trop de banques par rapport au marché (24 banques) et ce n’est que maintenant que certaines d’entre elles commencent à se lancer dans le mobile banking ou dans les solutions de paiement. Malheureusement le lobby des banques est tellement fort que même en créant des sociétés de solutions de paiement, le cahier de charges a été fait pour que ces banques aient toujours le monopole », déplore-t-il.

Wahabi pointe également l’absence d’un pouvoir régulateur fort en Tunisie, que ce soit le gouvernement ou la banque centrale ainsi que le manque de vision et de stratégie. « Aujourd’hui la Tunisie se retrouve coincée sous la volonté des intérêts de certaines personnes, groupes ou sociétés », conclut-il.

Les analyses de Khaled Bettaieb et Anis Wahabi convergent sur l’importance de repenser les stratégies d’inclusion financière en Tunisie. Alors que l’un insiste sur la nécessité d’un réseau d’acceptation étendu et d’une action gouvernementale proactive, Wahabi souligne la nécessité d’une vision stratégique plus forte et d’une diversification des acteurs. Ensemble, ces perspectives complémentaires offrent des pistes pour surmonter les défis complexes de l’exclusion financière, ouvrant ainsi la voie à une inclusion financière plus robuste et équitable en Tunisie.

Wissal Ayadi